06 novembre 2006

Absence (1)

Subst. fém. en français au XIIIe siècle, du latin absentia : «ce qui est (ab-) au loin»; l’absence est «ce qui a une existence avérée (ce n’est pas une illusion), mais qui (abest) est ailleurs». La locution latine in absentia («en absence») est employée comme qualificatif dans les langues modernes.


1. (Philosophie). Caractère de ce qui manque dans l’emplacement où il est attendu, où il se trouve habituellement, là où sa présence serait considérée comme normale. La notion d’absence repose ainsi en préalable sur une attente, et sur une déviance par rapport à un ordre ; elle constitue donc une anormalité. Ce déséquilibre est la condition de tout mouvement et motive le désir.

2. (Couramment). Le fait qu’une personne n’est pas dans un lieu où elle est supposée être.

(Droit). Situation d’une personne qui n’apparaît plus à son domicile habituel.

3. (Psychologie. Pathologie). État mental d’une personne «abstraite» (au sens classique du mot : «dans la lune») qui devrait être attentive à quelque chose, mais qui ne pense à rien de précis. V. l’article ABSTRAIT pour la relation de l’absence mentale à l’abstraction.

Distraction de l’esprit manifestée par un manque d’adaptation aux circonstances et à l’environnement.

Forme mineure de l’épilepsie caractérisée par un arrêt soudain et bref de la conscience.

Absence à soi-même : État de vacuité mentale ou morale. Indifférence aux événements affectant l’existence de la personne. V. l’article SILENCE.

4. (Poétique cognitive). Conscience plus ou moins explicite d'un manque existentiel ou essentiel plus ou moins identifié qui entraîne l’écrivain ou l’artiste dans une quête de lui-même, de ses origines, du monde et qui motive son entrée en écriture, son acte créateur. V. les articles ABOULIE, ACÉDIE, ENNUI, INTÉRÊT, MÉLANCOLIE, NAUSÉE, SPLEEN, TAEDIUM VITAE.

Cette absence pré-verbale, d’où émerge la parole créatrice, sorte de chaos existentiel, de tohu-bohu primordial en attente du verbe engendre aussi bien l’angoisse que le désir. De ce désordre émerge un processus de connaissance une nouvelle conscience du monde. V. les articles ANGOISSE, CRÉATION, DÉSIR, MANQUE, MOTIVATION, VIDE.

absence au monde : Indifférence aux réalités existentielles. Les états dépressifs ou morbides se caractérisent par un syndrome de présence-absence qui motive, paradoxalement, par romantisme, une activité créative, une réflexion philosophique, une rêverie.

poétique de l'absence : Refoulement par l'écrivain des sollicitations contingentes dans une sorte d’ascèse, une absence du monde, de façon à rendre l’esprit disponible pour une connaissance supérieure, pour l’inspiration, l’illumination, l’enthousiasme créateur. V. les articles ILLUMINATION, INSPIRATION, MYSTICISME, QUÊTE.

5. (Sémiotique, d'après A. J. Greimas et J. Courtés). Catégorie qui, avec la présence, « articule le mode d'existence sémiotique du savoir ».

Une existence virtuelle ou in absentia « caractérise l'axe paradigmatique du langage » : « la reconnaissance d'un paradigme [...] impliqué à côté d'un terme présent (in praesentia) dans la chaîne syntagmatique une existence absente (in absentia) des autres termes constitutifs du paradigme » (Greimas et Courtés, Sémiotique, Dict., p. 291).

6. (Rhétorique). État d’un référent abstrait, imaginaire, virtuel, distant, implicite ou indicible, etc. que l’image, la comparaison, la métaphore permettent de représenter, d’imaginer, de suggérer.

7. (Sémiologie) absence du signifiant/absent signifier : Présence implicite dans un texte de référents non désignés mais qui influencent le sens du signifiant explicite. Les signifiants absents appartiennent au même paradigme sémantique que les signifiants explicites. Il y a lieu de distinguer « ce qui va sans dire» et qui n’a pas besoin d’être nommé (that which goes without saying), de «ce qui brille par son absence» (conspicuous by its absence). V. les articles CONNOTATION, DÉCONSTRUCTION, EXPLICITE, IMPLICITE, PARADIGME, SIGNIFIANT.

8. (Stylistique). Fait que dans une métaphore dite in absentia le comparé n’est pas donné mais laissé à l’interprétation du récepteur ; dans la métaphore in praesentia le comparant et le comparé sont explicités.

L’absence sollicite ainsi l’imagination du récepteur qui doit faire un travail de démontage et de recomposition permettant l’identification sémantique. Le récepteur est généralement guidé par le jeu des connotations, des indicateurs textuels ou des isotopies, canalisant en quelque sorte l’interprétation, sans toutefois la déterminer parfaitement.

L’absence est un facteur de littérarité dans la mesure où elle est susceptible de déclancher une réponse de plaisir ou de jouissance esthétiques, au sens où Roland Barthes entend ces termes comme réactions affectives : ou bien le sujet se reconnaît dans la comparaison (plaisir), ou bien il est entraîné hors de lui-même dans une sorte d’extase (jouissance) qui est une absence au monde.

L’absence peut aussi être utilisée comme procédé permettant de limiter l’accès au sens aux seuls récepteurs autorisés (ésotérisme), ou d’interdire l’accès complet au sens (hermétisme).

9. (Réception. Narratologie). Intérêt que peut ressentir un lecteur pour ce qui n’est pas dans le texte plutôt que pour ce qui s’y trouve manifestement.

Conscience d’un manque, d’un vide dans l'œuvre d'un auteur qui motive la lecture et le travail critique d'explication, de commentaire, d'interprétation.

Énigme inhérente à toute narration qui entretient l’intérêt du récepteur. L'intrigue reste active tant que perdure une absence d’ordre.

V. articles ATTENTE, DÉVIANCE, ÉNIGME, HORIZON D’ATTENTE, LEERSTELLEN, MOTIVATION, MOUVEMENT.

Après l’ouvrage de Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire (1966), la critique a pris conscience que l'œuvre ne se suffit pas à elle-même, qu'elle manifeste toujours une absence sans laquelle elle n'existerait pas. La littérarité d'une œuvre se caractériserait ainsi par l’effet d'absence qu'elle est susceptible de susciter chez le lecteur, parce qu'elle même est construite autour de cette absence, de ce vide intérieur.

absence déterminée / determinate absence : Vide au centre de l’œuvre autour duquel elle se structure et qui conditionne sa forme finale. L’absence déterminée dans le roman de D.H. Lawrence Sons and lovers est la classe bourgeoise selon le critique Graham Holderness (1982).

10. (Narratologie) narrateur absent / absent narrator ; impersonal narrator ; covert narrator; non-intrusive narrator : Narrateur qui présente les situations et commente les événements avec un minimum de médiation sans se référer à lui-même ou à son rôle de narrateur (narrating self). V. l’article NARRATEUR.

11. (Genres). Caractère des énoncés, des modes d’expression et des genres qui refusent la cohérence sémantique, qui ne passent pas par une logique perceptible, qui la combattent ou la parodient. Absence de sens. Voir les articles ABSURDE, CARNAVALISATION, INCONGRU, NONSENS.

12. (Média. Genres). Caractéristique des modes de communication, d’art ou d’expression dans lesquels l’émetteur n’est pas en présence directe, complète ou immédiate avec le récepteur. L’image des locuteurs est absente à la radio, au téléphone également ; dans ce cas cependant les interlocuteurs sont présents l’un pour l’autre par la voix. V. l’article DRAME RADIOPHONIQUE.

13. (Cultural studies) double absence : Condition du migrant à la fois séparé de son pays et étranger dans son pays d’accueil. V. articles ACCULTURATION, ALIÉNATION, DÉCULTURATION, ÉMIGRATION, MIGRANT.

14. (Women studies). Fait que la femme n’est pas présente comme sujet dans la littérature traditionnelle dominée par le patriarcat, alors que cette littérature s’adresse à elle et la représente ; celle-ci la conditionne à utiliser un langage constitué hors d’elle-même qui ne correspond pas à la sensibilité de son corps. L’écriture féminine serait une tentative d’échapper à cette aliénation du langage en en cassant les rigidités.

V. les articles AUTORIALITÉ, ÉCRITURE FÉMININE, Female affiliation complex.

15. (Sémantique postmoderne). Sensation de vide (anglais : solving emptiness) ou « abîme » de néant (anglais : abyss of nothingness) ressentis devant le jeu infini des signifiants se renvoyant les uns aux autres sans atteindre les choses-en-soi, (la «présence»), devant l’instabilité, la malléabilité des référents désignés par le langage, devant les mots qui ne désignent qu’eux-mêmes. V. les articles ABÎME, VIDE.

16. (Stylistique. Pragmatique). Résultat de la suppression d’un segment du discours, (phonème, syllabe, fin de phrase, passage...).

V. les articles ABRÉVIATION, APOCOPE, APOSIOPÈSE, INTERRUPTION.

17. (Analyse du discours). Répression de souvenirs insupportables (guerre, exil, génocide, traumatisme enfantin) qui n’affleurent que par la négation (ce n’est pas important, ou : ce n’est pas vrai, ou : il vaut mieux ne pas en parler,...), qu’au deuxième degré sous des formes imagées ou symboliques où la critique trouvera la trace d’une mémoire inexprimable : une mémoire absente.

Travail de l’absence : Procesus par lequel un sujet tend à surmonter le traumatisme d’un déracinement, d’une perte d’identité, etc. par une fausse amnésie, l’extériorisation des faits traumatisants, l’annulation rétroactive, la dénégation etc.