06 novembre 2006

Absence (2)


Absence et postmodernité

Le rejet de la Présence (au sens où l’entend Jacques Derrida) par les théories de la déconstruction a mis a contrario la notion d’absence à l’ordre du jour. Dans une perspective postmoderne, on ne dira certes pas qu’elles l’ont mise « au centre » des préoccupations, dans la mesure précisément où un centre est défini comme «une présence», une autorité stable, une référence, et que c’est précisément cet éclatement des certitudes qui trouble la pensée contemporaine. La conscience indécise d’une absence, d'un vide au centre de l'«épistémè» (le dispositif scientifique de l'époque selon Michel Foucault) semble en effet motiver, au tournant du XXIe siècle, le discours critique et refonder la poétique. Cette pensée dite postmoderne s’attache ainsi à « décentrer », ou à « déconstruire » l’autorité qui gouvernerait l’ordre, la logique, la cohérence du monde (le logos), mettant, en quelque sorte, le « centre en absence », décelant l’aporie (l'absence logique) que recèle tout discours rationnel. Cette absence, ou cette mobilité du centre, la prolifération de centres à la périphérie, rendent impossible l'exercice d'un pouvoir transcendant. La réalité ne cesse de contredire la théorie ; la théorie ne permet plus d’appréhender le réel. Le texte devient cironstanciel, existentiel, malléable, labile, ductible, jamais constitué dans sa totalité, jamais fixé dans son sens. La logique, la raison poussées dans leurs derniers retranchements, débouchent sur une absence de sens. Les choses ne peuvent plus être définies une fois pour toutes au nom d’un principe supérieur dit « extrasystémique » ou « transcendental » appelé «Présence».

La forme postmoderne se caractérise par une absence de centre, plus exactement par l’absence de centre unique et souverain exerçant un pouvoir absolu sur les éléments de sa périphérie, par la multiplication des centres, le déplacement, la mobilité des centres : par un décentrement. Mais un centre qui n’est ni unique ni stable n’est plus le centre. Si quelque centre subsiste dans l’architecture des bâtiments postmodernes, ce ne peut être qu’un centre circonstanciel : un centre éphémère qui émerge de la posture d’un sujet qui en fait l’expérience fugitive à un moment donné, qui se dégage d’une perspective particulière, de la perception passagère d’un contour, qui s'impose soudain dans la configuration mouvante du kaléidoscope de la conscience.

La critique littéraire, toutes les explications de texte, tous les commentaires, les gloses, les exégèses, les interprétations, l’herméneutique ne font que courir après un sens qui ne sera jamais atteint dans sa plénitude, la «présence». Au lieu de considérer le texte comme un système achevé, définitivement structuré, la déconstruction le pourchasse jusque dans ses failles originelles, le considérant dans son état imparfait, circonstanciel, décentré, caractérisé par un manque à jamais insatisfait, un vide, un désir : une «absence». La présence comme sens absolu, absolu du sens, sera toujours devant nous ; elle ne sera jamais complète, elle ne sera jamais atteinte dans l'ordre existentiel. L'absence, au contraire, est le moteur de tout mouvement, sa motivation. Elle nous maintient dans la course, en vie, tant que l'éternité en nous-même ne nous a pas changés.

Cette absence de totalité qui motive le désir était déjà envisagée comme une incomplétude par Platon dans le mythe de l’Androgyne. Le paradoxe de Zénon illustre l’impossibilité d’atteindre dans un monde fini le terme ultime, la limite absolue, la frontière, de franchir le seuil : Aristote s’étonnait déjà de la course d’Achille (symbole de la vitesse) qui tente en vain de rattraper la tortue (symbole de la lenteur) ayant pris une avance sur lui : «le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance» (Physique, VI). Bien sûr, l’expérience nous montre que la raison a tort : Achille rattrape bien la tortue. Jorge L. Borges s’étonne à son tour dans La course perpétuelle d’Achille et de la Tortue que vingt-quatre siècles de réfutations supposées décisives anéantissant chacune le paradoxe ont pour vertu de le perpétuer. Le terme de la réfutation n’est jamais atteint puisque nous ne cessons jamais de poursuivre, de nous «re-présenter» le paradoxe. Et la tortue est toujours absente théoriquement du lieu où Achille est allé la chercher. Il restera toujours une marge à combler.

La raison parvenue à ses frontières débouche sur une absence de conclusion, un infini, un vide sans fond, un abîme. Le telos d'Achille, le but qu'il poursuit, est éternellement absent du lieu où il est allé le chercher. L’argument qui fera la différence en comblant enfin sa distance est sans cesse différé dans sa réalisation. Le terme dynamique proposé par Jacques Derrida, la différance, se comprend par la conscience de cette absence renouvelée. La différence fonde par opposition l’identité des êtres l'une par rapports aux autres : est homme qui n'est pas animal ; est animal qui n'est pas minéral ; est mer ce qui n'est pas terre ; est terre ce qui n'est pas ciel. Mais les recouvrements, les glissements, les évolutions, les changements de perspective ne cessent de brouiller l'ordonnancement raisonné des choses. Indéfiniment ajournée, différée la réalisation du système de différences est une «absence». La tortue n’est plus là quand Achille a comblé la distance. La différence suppose qu’une chose n’est elle-même qu’en n’étant pas une autre chose, qu’en étant l’absence d’une autre chose. Un jeu de différences précède l’émergence du sens, de même que ce que Jacques Dérrida nomme l’«écriture» précède la «parole», de même que la «trace» précède la «présence» de la chose.

L'écholalie se caractérise par le perpétuel renvoi des signes de l'un à l'autre ; leur signification échappe à toute autorité sémantique, et ne se détermine que dans le jeu des relations. On retrouve cette absence de sens transcendant dans la notion de dissémination développée par Jacques Derrida. Les potentialités sémantiques d'un mot ne semblent jamais pouvoir s'épuiser et l'interprétation d'un texte ne devoir s'arrêter.

L'infini se caractérise par une absence de limite, un manque de différence. La prétention à vouloir définir, à vouloir, étymologiquement, atteindre une limite (finis) reste hors de portée en l’absence d’un ordre transcendant. Cet infini ni pensable, ni formulable dans le monde imparfait de l’existence est animé par une absence renouvelée sans cesse, un désir qui perd son objet. Les «termes» incommensurable, sans mesure, indicible sont équivalents dans la critique selon les postures dans lesquelles on considère l'abîme du sens. (V. les articles ABÎME, NAUSÉE). L' abjection serait une mise en absence de l'insupportable (V. l'article ABJECT).

L’absence serait une dimension supplémentaire de l’existence, un report, une suspension, une béance, «comme un arrêt de la voix» selon Jacques Derrida, une pause inévitable entre deux termes logiques, aidant à la fois à comprendre et à mettre en doute la présence trop évidente des termes environnants.

L'ambivalence de l'absence et de la présence, leur réversibilité font que l'objet absent ne relève pas du néant. Il est objet de désir, et le désir, tendu vers le futur, se vit dans un présent insatisfait. L’image du miroir n’est ni présente, ni absente, elle est au-delà du présent. Le travail de deuil permet de surmonter le paradoxe de l'être absent qui demeure présent. L'absence est ici un état d'âme du présent. Les situations paradoxales de l'absence-présence déclenchent souvent, par les besoins d'expression ou de composition, une prise de parole, une entrée en écriture, un acte créateur. La poésie participe alors aux rites de l'absence, tout autant que l’absence motive la poésie. Le caractère sacré de la présence-absence est marqué dans la notion grecque de la parousia, littéralement « le fait d’être présent, mais à côté », théologisée par le christianisme au sens de « retour après une absence prolongée » pour annoncer la venue du Christ glorieux à la fin du temps. Évidemment, l’absence est le préalable de toute idée de retour, la condition de l'attente, le fondement de l'espérance. Les actes de mémoire, les remémorations, anamnèses et flashbacks mettent en dialogue le présent et le passé, l’absence et la présence. Ils sont la « présence d’une absence». Eugene Vance étudie la «dialectique de la présence et de l’absence» : quand Charlemagne embrasse le cadavre de son neveu Roland, il tente de restaurer une irréductible présence déboutée par une trop évidente absence. Cette même relation de la présence/absence de l’autre participe à la structuration de la présence dans le processus d’individuation. L’autre est nécessaire à l’exercice de l’identité jusque dans son absence.

La culture européenne, cette «métaphysique de la présence» qui aurait conditionné la pensée occidentale depuis Platon, se caractérise par l’affirmation d’une logique («présence») et par la négation de l’absence, la crainte du chaos, d’où le recours aux infinitifs et aux copules (le verbe être notamment) dans la phrase. L’absence d’ordre est exclue du monde raisonnable. On pourrait ainsi dire que l’absence en est absente et que la présence y est une mise en absence. Pour aller plus loin dans le jeu des miroirs parallèles du vocabulaire métastable (c'est-à-dire instable et réversible) qui donnent, comme la mise en abyme, le frisson de l’infini, le vertige du vide sans fond, on osera dire que pour être absente, cette absence n’en est que plus présente.

De pareils énoncés ne sont possibles que par des glissements (v. Jacques Lacan) sémantiques entre les acceptions traditionnelles et postmodernes des mots absence et présence. Nous avons ici une illustration de la malléabilité des référents, une démonstration de l’absence d’autorité fixant une fois pour toutes le sens des mots. Sans cette ambiguïté, ces ambivalences, ces polysémies il n’y aurait pas de discours possible : la pensée ne pourrait se déployer dans un monde en équilibre. Au cours d’une même argumentation, les termes ainsi ne cessent de se redéfinir, de se négocier. Absunt sed adsunt et réciproquement.

Dans Semiotikê (1969), à propos des notions de mot et d’ambivalence, Julia Kristeva montre que le langage poétique est une transgression de la logique binaire 0/1, c'est-à-dire : absence (le 0, le rien) / présence (le 1, c’est-à-dire Dieu, la loi, (le logos, la définition, l’interdit). Pourrait-on dire alors que la poésie, comme troisième terme d’une notation 0-1-2, serait une mise en absence (0) du logos (1)? une mise en ambivalence du couple absence/présence? le dialogue du 0 et du 1? une transcendance de la logique?

Le féminisme dit universitaire postule qu’il n’y a pas de principe absolu gouvernant l’être-femme, celui-ci se manifeste dans une infinité de manières de vivre. Cette absence même d’essence gouverne la relation de pouvoir homme et femme longtemps figée dans le patriarcat (une présence), mais qui peut toujours être remise en question. La prise de conscience du rapport mobile qu'entretient la femme avec son corps et avec l'autre permet de déconstruire ce que les théoriciennes ont dénommé le phallocentrisme ou phallologocentrisme sur le modèle du terme logocentrisme proposé par Jacques Derrida. Pour celui-ci, le signe est en état constant de flux ; le renvoi indéfini du signifié au signifiant fait que la plénitude du sens ne peut jamais être atteinte (v. les articles ABÎME, DIFFÉRANCE). La présence est une limite (finis) de sens, une dé-finition. Le sens ne peut être que «le résultat de l’abscence du signifié transcendantal». Le sens «vrai», le «signifié» original se sont évanouis : ils ont cessé d'être. La chaîne de signification s’étend alors sans limite.

L’absence n’est pas tout à fait antinomique à la présence ; elle manifeste plutôt une déficience de la présence. La présence parfaite n’est jamais atteinte en ce bas monde; elle est toujours devant soi. L’absence demeure un désir de présence, comme un mirage devant soi. En condamnant un texte à l’absence, la censure ne peut le rendre que plus désirable, comme les provocateurs le savent bien. Étymologiquement, le désir (desiderium) se définit lui-même comme une absence dynamique, un manque, un vide, une déficience qui appelle la plénitude. Cette absence relative constitue la motivation du mouvement. La «dépression» du sens (au sens météorologique) motive pareillement la parole, la prise d’écriture, faisant de l’absence un moteur de la création littéraire et artistique, une quête de présence.

L'abîme, le tohu va bohu de la Genèse, le chaos se caractérisent par une absence de principe organisateur ou de logos ; mais cette absence serait plutôt une attente, non pas un néant, mais un monde en espérance de parole.

L' abîme séparant dans la philosophie kantienne le noumène du phénomène constitue un espace liminal, une « terre gaste » (wasteland) où le Verbe créateur n'a pas encore manifesté sa Présence.

Depuis les existentialistes, cette absence de centre, comme un «néant», le lieu vide, non-lieu où l'on s'attendait à trouver le mot-clé, le logos organisateur du monde est fondatrice d'une identité troublée: elle révèle l’existence, livrée à elle-même ; et cela ne va pas sans une certaine angoisse, dont la nausée sartrienne est une expression. On y retrouve le dégôut de la vie qui hante éternellement l’être (taedium vitae, spleen, ennui, saudade) et qui alimente la littérature de la mélancolie. Cette absence primordiale, comme l’exprimait Martin Heidegger (Was ist Metaphysik, 1929), se dévoile comme composant de l’étant par l’expérience de l’angoisse. La parole, la littérature serait un moyen de l’exorciser, une abréaction, une réaction de défense.

La Méditerranée d’Ulysse n’a pas d’autre centre que son navire, et l’espace qui se dessine est celui de son cabotage.

Si la Méditerranée d’Ulysse a un centre, c’est Ithaque, non point tout à fait un centre, plutôt un but, un telos, un désir de centre. Mais on désire ce que l’on n’a pas : le désir de centre se nourrit de l’absence du centre. Une fois le centre atteint, le désir s’abolit. L’espace existentiel s’anéantit et retourne au non-état d’absence, au chaos primordial. Solvet saeclum in favilla. À ce moment d’explicit, quand Ulysse retrouve sa pleine identité le récit se dissout dans le silence. Plus rien à raconter : absence d’histoire, fin du récit, fin de vie. Pour Friedrich Hegel, le néant pur est précisément cette «absence de détermination et de contenu; l’indifférenciation au sein de soi-même» (Wissenschaft der Logik, 1812, p. 72-73 du t. I de la trad. française à Paris chez Aubier) au moment paradoxal où l’on atteint «la simple égalité avec soi-même».

Le principe essentiel du bouddhisme est une absence, le sûnya (terme souvent traduit par vide) : dissolution du désir, détachement du monde matériel, mise en absence de l’âme, renoncement aux illusions (qui sont elles-mêmes une absence de réalité) : la lune est absente de l’eau où l’on voudrait la pêcher, la fleur du miroir où la main se tend pour la cueillir. La philosophie du wu taoïste (terme traduit par néant) nous propose, quand à elle, non un vide, mais une sensation de non-agir, ou de non-être semblable au fonctionnement régulier et silencieux de la nature, une absence de désordre.

Se laisser porter par la nature. Pas de résistance : absence d'obstacle. En stylistique, Gustave Lanson (L’art de la prose, 1909, p.73-74) définit l’agrément de la lecture comme « un plaisir négatif », une absence de peine engendrant « une joie allègre » grâce à l’aisance de la phrase, à sa clarté, au « jeu habile des signes ».

Poétique de l’absence

Dans la littérature mystique, initiatique, ésotérique et hermétique, l’ascèse conduisant à la révélation d’une vérité supérieure nécessite une mise en absence de la personne et des contingences. Ces catégories littéraires s’alimentent volontiers du motif (du thème, du schème ?) de la noche oscura selon la formulation du poète baroque espagnol Juan de la Cruz (saint Jean de la Croix) ; la «nuit noire» autour de soi permet de percevoir les vérités transcendantes, au -delà du halo de l'existence.

Le poète se met en état d'absence, de raréfaction de l'être (l'ascèse mystique, mais aussi l'ennui, le spleen, la saudade), donc de désir, de manque, pour favoriser l'émergence d'une parole qui va relever, activer, motiver le destin, qui va autoriser une vision du monde dégagée des contingences. (v. l’article EXIL).

La mise en absence de la personne aussi fait partie de l’art du comédien ; l’acteur doit «absenter» sa propre existence pour incarner celle du personnage. Cette absence de soi est cependant relative dans la mesure où c’est au travers de ce qu’il est lui-même qu’il donne vie à l’être de composition qu’est le personnage ; la personne s’oublie dans le personnage, qui cependant garde la «trace» de la personne qui l’«actualise» (v. l’article ACTUALISATION). Cette «marque» de la personne absente dans le personnage est le «style». A force d’interpréter le même type de rôle, l’acteur en finit par réaliser une sorte de fusion avec lui et d’être reconnu comme tel (v. l’article ACTEUR). Le masque porté par le comédien dans de nombreuses dramaturgies a notamment comme effet, ou comme vertu, de limiter cet investissement, de garantir cette absence, d’éviter la contamination (v. les articles CONTAMINATION, GARANTIE, INVESTISSEMENT, MASQUE). Comme pendant du complexe de notions relatives à l’actualisation, ce processus de mise en absence pourrait se dénommer absentisation.

Alors que dans la communication directe, émetteur et récépteur sont en présence l’un de l’autre, certaines situations actuelles et la plupart des médias modernes se définissent par des modalités de l’absence. Celles-ci autorisent, modifient ou interdisent les conditions de l’interactivité. Au téléphone, les interlocuteurs sont présents auditivement l’un à l’autre, mais absents visiblement. Le cinéma et la télévision ont eu en commun d’établir une présence virtuelle, donc une absence matérielle, à ceci près que la «re-présentation» de la personne absente est immédiate dans le direct télévisuel et qu'elle est différée ou fictive dans le cinéma.

La narratologie contemporaine constate que l’œuvre ne se suffit pas à elle-même, qu’elle s’accompagne nécessairement d’une certaine absence. L 'énergie d’une œuvre tient à ce qu’elle maintient le lecteur ou le spectateur en état de désir en raison d’une absence, d’un vide, d’une énigme logée au cœur de l’intrigue. Quand cette absence est comblée, le texte s’abolit. Plus rien ne motive la lecture ou le regard. Déjà le Dictionnaire dramatique de Lacombe au XVIIIe siècle (article «Achèvemens») remarque que le dénouement survient quand cesse le désir: «[L’achèvement] sert à satisfaire entièrement l’esprit du Spectateur sur le sort des principaux Personnages. [...] D’après cela, l’esprit n’a plus rien à désirer». De même que l’absence de désir chez l’être humain préfigure la mort, dans l’acte de lecture elle entraîne la clôture du texte.

Loin d'être un vide de sens, l'absence narrative est une suspension du sens, du chiffre, de la clé. L’absence détermine une catégorie cognitive qui regroupe des notions littéraire, philosophique ou culturelle comme : ésotérisme, hermétisme, énigme, devinette, illisibilité, incommunicabilité, secret, etc. motivant l’émergence des genres spécifiques.

Une motivation forte de la critique littéraire est depuis longtemps la recherche de ce qui manque dans l’œuvre, un questionnement sur les absences du texte. L’ouvrage de Pierre Macherey (1966) a dirigé l’attention sur les insuffisances de tout énoncé, de l’énoncé littéraire particulièrement. La littérarité d’un texte tient ainsi à une certaine absence, à une attente qui va être prise à défaut. Quelque chose devrait être là, et c’est autre chose qui émerge. Pas d’émergence sans une absence. Ce qui est attendu, un cliché connu, un stéréotype usé, un lieu commun ne peuvent être littéraires. La poésie tire son énergie du non-lieu de l’écriture.

Les œuvres ouvertes ou polymorphes qui ne finissent pas se caractérisent par une absence de sens implicitement ou explicitement formulée ; cette déficience constitue en fait une matrice de sens. L’absence de logique caractérise les genres du non-sens où la motivation de l’œuvre d’art n’est pas la signification, mais plutôt le caprice, la forme insolite, l’effet possible, l’émergence de l’ineffable.

L’absence peut être reliée au concept freudien d’inconscient. La critique psychanalytique nous montre comment l’omission d’un mot, d’un nom peut être plus lourd de sens que la désignation de la chose même. Ce signifiant absent fonctionne sur le modèle de l’énigme ; il affirme son sens à travers l’absence, non pas absence de sens, mais sens absent ; cette absence est une omniprésence. L’inconscient, c’est ce qui ne se sait pas, ce qui est absent de la conscience, mais présent quelque part.

Les vides du texte v. la disparition de Georges Pérec.

C’est paradoxalement quand s’achève la séquence des événements qui constituent une histoire qu’émerge un double désir ; celui de dire cette histoire, de la créer, de la recréer qui va motiver l'écriture du poète, et celui de lire cette histoire, de relier les événements qui va motiver notre lecture. Notre intérêt est éternellement suscité par

Ulysse absent à lui-même dans sa quête d’identité, non par celui qui atteint l’égalité avec lui-même à la fin du périple.