03 mai 2008

Comment parler de la mélancolie dans l’art sans partir du geste caractéristique de l’iconographie de la mélancolie : la tête appuyée sur une main (voire les deux) pour contrebalancer sa propre lourdeur? Dans le mot allemand Schwermut, tout est dit : c’est une humeur lourde, pesante. Et nous voilà tout de suite au cœur de l’histoire de la mélancolie : Saturne-Chronos, le dieu de la mélancolie a toujours été associé au plomb, à la lourdeur et à la lenteur. Si nous pensons à des locutions comme « une tristesse de plomb », ou « se sentir les jambes en plomb », ou encore « les années de plomb », nous percevons la persistance de cette conception dans le langage d’aujourd’hui.

C’est un fait que le geste typique de la mélancolie traverse tous les siècles de l’histoire de l’art occidental, depuis l’Athéna mélancolique ou l’Alcmène sur le bûcher, œuvres de la Grèce classique, jusqu’à notre époque (que l’on pense à la Mélancolie de Munch, à celle de Sérusier, à New York movies de Hopper), en passant par ce qui en est devenu la version archétypale : la Mélancolie de Dürer. Ce geste se trouve également confirmé dans la littérature : cf. le Minnesänger (équivalent allemand du troubadour occitan) Walter von der Vogelweide, et Laurent de Médicis : «Io mi sto spesso sopra un duro sasso e lo col braccio alla guancia sostegno… » Toutefois, ce geste typique de la mélancolie n’est pas réservé à la tristesse. C’est également, comme l’indique déjà Walter von der Vogelweide, le geste des prophètes, des devins (cf. le Jérémie de Rembrandt aussi bien que le devin d’Olympie), ou encore des penseurs en général (Rodin). Peut-être la tristesse n’est-elle que le résultat du fait d’en savoir plus que les autres ?

De toute façon, la mélancolie, dit Aristote, est l’humeur par excellence des hommes d’exception. Il souligne ainsi le côté positif de la mélaina cholè, la bile noire (pour Hippocrate, c’est d’abord un déséquilibre des quatre humeurs, donc un état maladif puisque la santé réside dans leur équilibre).

Il est alors très intéressant d’observer comment les différentes époques de l’histoire des civilisations ont réagi envers la mélancolie : ce qui pour la Grèce classique fait partie, selon Aristote et bien d’autres, de la nature des génies, même si la face inquiétante de la folie est toujours proche, acquiert au MoyenÂge une connotation moralisatrice sous le nom d’acedia, « l’acédie », une maladie, certes, mais pire encore, un péché. L’être atone, inactif pour ne pas dire paresseux, morne, immobile, s’isolant de la société et de Dieu (ce qui revient au même), est prédisposé à entrer en contact avec le diable. Luther dira encore : melancolia balneum diaboli. Les anachorètes, ceux qui, avant de faire retour à et aux quatre saisons (pour la mélancolie, la terre et l’automne). C’est Abu di Msar qui va associer de son côté les quatre humeurs (ou tempéraments) à quatre astres, Saturne étant celui de la mélancolie. Dieu, osent douter, mettre en question, ceux qui, tout simplement, se posent des questions, sont assaillis par des monstres, des légions de diables. Hildegarde de Bingen nous explique ainsi d’emblée le caractère mélancolique de l’homme : au moment où Adam a pris la pomme, la mélancolie s’est coagulée dans son sang, autrement dit, c’est le péché originel qui a rendu les hommes mélancoliques. Les multiples exemples d’Adam et Ève figurés en couple mélancolique exclu du Paradis sont parlants. Or, la pomme est le fruit de l’arbre du savoir : ainsi l’acedia médiévale elle-même nous renvoie-t-elle au lien entre mélancolie et savoir (est-il alors sapientia?).

Comme déjà dans l’Antiquité, la mélancolie revêt donc au Moyen-Âge un caractère double : c’est une maladie provoquée par le péché originel qu’on peut guérir avec l’aide de Dieu au moyen de la foi, et c’est aussi l’attribut de ceux qui ont le désir de savoir, de méditer, de réfléchir. Nous trouvons encore confirmation de cet aspect dans la langue courante : une phrase comme « ça lui mettra du plomb dans la cervelle » (ça lui apprendra à réfléchir) illustre bien le caractère ambigu du phénomène mélancolique.

Le meilleur exemple du lien entre la mélancolie et le savoir est bien sûr la Mélancolie de Dürer (1514), gravure sur cuivre où cet état d’âme est plus précisément associé, comme c’était l’usage, à la géométrie. Pourquoi cela ? Une réponse probable se dessine : une fois réalisée la fusion Chronos (Saturne), « le réalisateur » – Chronos (dieu du temps), ce dieu convenait également aux sciences de la mesure, parmi lesquelles la géométrie, un des artes liberales, arts libéraux, considérés comme très nobles.

Dans la fameuse gravure de Dürer, nous voyons la Mélancolie (Théophile Gautier n’est pas le seul à avoir vu en elle un autoportrait), assise, sous l’aspect d’un ange féminin aux ailes rentrées, au visage foncé (facies nigra), comme l’exigeait pour les mélancoliques la théorie des humeurs, passive, morne, comme arrêtée, oui, mais par quoi? Autour d’elle, quantité d’instruments de géométrie et, à ses côtés, un putto qui, lui, s’applique à griffonner assidûment, tandis que la Mélancolie, distraite, les yeux tournés vers un ailleurs, tient mollement un compas.

Tout ce qui a été avancé dans le labyrinthe des interprétations n’a fait que rendre cette figure encore plus énigmatique. Une seule chose est sûre : sa science ne lui sert à rien, elle le sait, et c’est probablement ce qui la rend si triste. Tout l’arrière-plan semble indiquer que le savoir de l’homme est impuissant face aux catastrophes naturelles envoyées par Dieu. À quoi bon la science et la métaphysique des nombres, si l’Apocalypse (voir la comète, le déluge) menace l’homme de toute façon ? Et ne faut-il pas élargir le raisonnement et dire : si la finitude (la mort de l’homme) est constamment présente ? « Dürer, dit Böhme, juxtapose sans transition un premier plan où apparaissent les signes de ce qui, dans le sens traditionnel, appartient à la technique et un arrière-plan qui met en scène… le cosmos, et peut-être la sphère divine qui délimite le savoir humain.

» Ce qu’une telle Mélancolie nous enseigne serait donc une prise de conscience de soi dans les limites du savoir. Dans cette optique, la Mélancolie de Dürer est davantage ancrée dans l’esprit faustien germanique, tel que l’exprimera Goethe, qui associe encore le désir, la soif du savoir, au diable (comme l’Église chrétienne l’avait fait) et donc à la punition divine, et qui en souffre.
Nous sommes loin, même si Dürer en avait eu connaissance, de la noble melancolia generosa de Pic de la Mirandole ou de Marsile Ficin, de ces néoplatoniciens qui réussissaient, à l’aide d’un syncrétisme habile, à réconcilier les sciences et la foi chrétienne.

Aux siècles classique et baroque, l’iconographie de la mélancolie est toujours présente. Citons, pour nous en tenir à quelques exemples, le Jérémie pleurant la destruction de Jérusalem de Rembrandt, les Madeleine de Georges de la Tour, maintes œuvres de Zurbaran ou de Guido Reni, et bien sûr les multiples Vanités dont le XVIIe siècle regorge et dont l’objectif est de nous confronter à notre finitude.
Mais le XVIIe siècle nous introduit aussi à un autre aspect de la mélancolie : Robert Burton, dans son Anatomy of Melancholy de 1618, constate que la mélancolie est une maladie sociale et se réfère, pour le prouver, à la fameuse histoire de Démocrite et Hippocrate. Le philosophe, qui vivait seul et retiré, passait aux yeux de ses compatriotes d’Abdère pour fou, mélancolique et malade. Ils lui avaient donc envoyé Hippocrate, le père de la médecine, qui leur revient avec ce message surprenant : « Ce n’est pas lui qui est fou, c’est vous, c’est nous, les autres, qui le sommes. » Cette nouvelle approche de la mélancolie, révélant des structures maladives dans la société humaine, va, dans le domaine de l’art, faire ressortir une autre iconographie : celle du clown / acrobate, de l’Arlequin. C’est justement au début de l’époque rococo, dont le sujet de prédilection est les fêtes galantes et qui ne véhicule que gaîté et légéreté, que Watteau, avec son Gilles (1719), va inaugurer la longue série des clowns tragiques, qui, en passant par Rouault et Picasso, ira rejoindre Hopper et servira de base à leurs derniers autoportraits.

Sous réserve des éléments autobiographiques (Watteau gravement atteint de tuberculose, Rouault souffrant de « nos âmes égarées », Picasso sentant décliner son génie pictural, Hopper, à la fin malade, lui aussi proche de la mort), il est évident que le clown mélancolique est porteur d’un message universel. Comme le formule Starobinski: « À nous de nous apercevoir qu’il nous représente tous, que nous sommes tous des pitres… Le clown est le révélateur qui porte la condition humaine à l’amère conscience d’elle-même. L’artiste… éveillera le spectateur à la connaissance du rôle pitoyable que chacun de nous joue à son insu dans la comédie du monde.» Chez Hopper, qui, dans son tableau Soir bleu (1914), se présente comme un bouffon, le clown est aussi isolé des autres que le Gilles de Watteau du public auquel il est censé faire face. Il accentue ainsi la place marginale de l’artiste dans la société. Lorsqu’en 1965, Hopper peint son dernier tableau des deux comédiens prenant congé devant un public imaginaire, il ne fait pas seulement allusion à sa mort proche, mais aussi au fait d’avoir toujours été, comme artiste, isolé, même si la présence à ses côtés de sa femme Jo, elle-même peintre, l’aidait dans cet isolement.

Ce déracinement vis-à-vis de la société et du monde en général apparaît plus évident encore dans Maison au bord de la voie ferrée (1925), maison arrachée à tout contexte, symbole du vide, sans aucune ouverture vers l’intérieur, sans points de repère puisque la base n’est pas visible. Hopper lui-même n’a jamais nié l’influence sur sa peinture du romantique allemand Caspar-David Friedrich qui, comme lui, montre des personnages vus de derrière, énigmatiques, isolés, perdus dans un paysage, certes romantique chez Friedrich, alors qu’il est urbain chez Hopper.
Caspar-David Friedrich a eu de même un grand impact sur Egon Schiele. Quelques tableaux de ce peintre mort à 28 ans nous confrontent à des arbres dénudés, aussi maigres que Schiele lui-même qui renouvelle également dans de nombreux autoportraits l’iconographie traditionnelle de la mélancolie. Et, dans son Prophète, il rejoint cette identification qui remonte à l’Antiquité entre le mélancolique et celui qui a la capacité de savoir, de prévoir.

Si tous ces peintres, dans leur solitude d’artiste, prennent sur eux l’image du « fou mélancolique » que leur renvoie la société, James Ensor, pour sa part, se comporte en adepte de la théorie de Burton, quand, dans son Christ entrant dans Bruxelles, il donne à tous les visages de la foule cet aspect clownesque de fous malades de mélancolie.
Que la peinture actuelle n’en a pas fini avec l’iconographie traditionnelle de la mélancolie, c’est ce qu’illustre bien un tableau tout récent de Martin Kippenberger, peintre mort trop jeune, qui figure parmi les 137 artistes du XXIe siècle commençant retenus par Art Now. Son Sans-titre de 1996 qui est toutefois sous-titré Jacqueline devant les peintures que Pablo ne pouvait plus peindre, nous montre une figure assise, recroquevillée, exprimant le geste même de la mélancolie.

Et, puisque nous avons au début parlé du plomb comme substance associée naturellement à la mélancolie, comment ne pas évoquer Anselm Kiefer qui, dans de multiples œuvres, intègre le plomb dans sa matérialité, figurant des ailes de plomb, comme pour nous montrer la vanité de nos élans, de nos efforts pour nous élever ?
Je finirai, mélancoliquement, ces quelques réflexions sur la mélancolie dans l’histoire de l’art, en citant Alain Ehrenberg, qui nous parle du « poids du possible ». Le choix est dur, l’excès des possibilités me pèse. L’artiste apparaît bien, en tous cas, par sa position même dans la société, à la fois en relief et en reflet, comme un sujet par excellence de la mélancolie.