11 avril 2009

Vivere è come amare: la ragione vi è contro, ma ogni sano istinto a favore.

Porträt des Eduard Kosmack, Egon Shiele, 1910.


La vie vaut-elle d'être vécue ? Pour la plupart des hommes, vivre se ramène à « faire les gestes que l'habitude commande ». Mais le suicide soulève la question fondamentale du sens de la vie : « Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l'abscence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l'inutilité de la souffrance ».
Pareille prise de conscience est rare, personnelle et incommunicable. Elle peut surgir de la « nausée » qu'inspire le caractère machinal de l'existence sans but : « Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'écœurement ». Cette découverte peut naître du sentiment de l'étrangeté de la nature, de l'hostilité primitive du monde auquel on se sent tout à coup étranger. Ou encore de l'idée que tous les jours d'une vie sans éclat sont stupidement subordonnés au lendemain, alors que le temps qui conduit à l'anéantissement de nos efforts est notre pire ennemi. Enfin, c'est surtout la certitude de la mort, ce « côté élémentaire et définitif de l'aventure » qui nous en révèle l'absurdité : « Sous l'éclairage mortel de cette destinée, l'inutilité apparaît. Aucune morale, aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques de notre condition ». D'ailleurs l'intelligence, reconnaissant son inaptitude à comprendre le monde, nous dit aussi à sa manière que ce monde est absurde, ou plutôt « peuplé d'irrationnels ».

En fait, ce n'est pas le monde qui est absurde mais la confrontation de son caractère irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. Ainsi l'absurde n'est ni dans l'homme ni dans le monde, mais dans leur présence commune. Il naît de leur antinomie. « Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l'un à l'autre comme la haine seule peut river les êtres... L'irrationnel, la nostalgie humaine et l'absurde qui surgit de leur tête-à-tête, voilà les trois personnages du drame qui doit nécessairement finir avec toute la logique dont une existence est capable ».

Si cette notion d'absurde est essentielle, si elle est la première de nos vérités, toute solution du drame doit la préserver. Camus récuse donc les attitudes d'évasion qui consisteraient à escamoter l'un ou l'autre terme : d'une part le suicide, qui est la suppression de la conscience ; d'autre part les doctrines situant hors de ce monde les raisons et les espérances qui donneraient un sens à la vie, c'est-à-dire soit la croyance religieuse soit ce qu'il appelle le « suicide philosophique des existentialistes » (Jaspers, Chestov, Kierkegaard) qui, par diverses voies, divinisent l'irrationnel ou, faisant de l'absurde le critère de l'autre monde, le transforment en « tremplin d'éternité ». Au contraire, seul donne au drame sa solution logique celui qui décide de vivre seulement avec ce qu'il sait, c'est-à-dire avec la conscience de l'affrontement sans espoir entre l'esprit et le monde.« Je tire de l'absurde, dit Camus, trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort - et je refuse le suicide ». Ainsi se définit l'attitude de « l'homme absurde ».

« Vivre une expérience, un destin, c'est l'accepter pleinement. Or on ne vivra pas ce destin, le sachant absurde, si on ne fait pas tout pour maintenir devant soi cet absurde mis à jour par la conscience... Vivre, c'est faire vivre l'absurde. Le faire vivre, c'est avant tout le regarder... L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes... Elle n'est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n'est que l'assurance d'un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l'accompagner ». C'est ainsi que Camus oppose à l'esprit du suicidé (qui, d'une certaine façon, consent à l'absurde) celui du condamné à mort qui est en même temps conscience et refus de la mort (voir épilogue de L'Etranger). Selon lui c'est cette révolte qui confère à la vie son prix et sa grandeur, exalte l'intelligence et l'orgueil de l'homme aux prises avec une réalité qui le dépasse, et l'invite à tout épuiser et à s'épuiser, car il sait que « dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi ».

L'homme absurde laisse de côté le problème de « la liberté en soi » qui n'aurait de sens qu'en relation avec la croyance en Dieu ; il ne peut éprouver que sa propre liberté d'esprit ou d'action. Jusqu'à la rencontre de l'absurde, il avait l'illusion d'être libre mais était esclave de l'habitude ou des préjugés qui ne donnaient à sa vie qu'un semblant de but et de valeur. La découverte de l'absurde lui permet de tout voir d'un regard neuf : il est profondément libre à partir du moment où il connaît lucidement sa condition sans espoir et sans lendemain. Il se sent alors délié des règles communes et apprend à vivre « sans appel ».

Vivre dans un univers absurde consistera à multiplier avec passion les expériences lucides, pour « être en face du monde le plus souvent possible ». Montaigne insistait sur la qualité des expériences qu'on accroît en y associant son âme ; Camus insiste sur leur quantité, car leur qualité découle de notre présence au monde en pleine conscience : « Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c'est vivre et le plus possible. Là où la lucidité règne, l'échelle des valeurs devient inutile... Le présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c'est l'idéal de l'homme absurde ».
« Tout est permis » s'écriait Ivan Karamazov. Toutefois, Camus note que ce cri comporte plus d'amertume que de joie, car il n'y a plus de valeurs consacrées pour orienter notre choix ; « l'absurde, dit-il, ne délivre pas, il lie. Il n'autorise pas tous les actes. Tout est permis ne signifie pas que rien n'est défendu. L'absurde rend seulement leur équivalence aux conséquences de ces actes. Il ne recommande pas le crime, ce serait puéril, mais il restitue au remords son inutilité. De même, si toutes les expériences sont indifférentes, celle du devoir est aussi légitime qu'une autre. » C'est justement dans le champ des possibles et avec ces limites que s'exerce la liberté de l'homme absurde : les conséquences de ses actes sont simplement ce qu'il faut payer et il y est prêt. L'homme est sa propre fin et il est sa seule fin, mais parmi ses actes il en est qui servent ou desservent l'humanité.