06 mai 2008


Dans une étude de la médecine dans le monde occidental, on se tourne inévitablement vers la ville de Bologne, en Italie. C’est dans cette cité que l’ ars medendi et curandi s’est séparé, en tant que discipline, de la théologie, de la philosophie et du droit. C’est là que, par le choix d’une petite partie des écrits de Galien, le corps de la médecine a établi sa souveraineté sur un territoire distinct de celui d’Aristote ou de Cicéron. C’est à Bologne que la discipline dont le sujet est la douleur, l’angoisse et la mort a été réintégrée dans le domaine de la sagesse ; et que fut dépassée une fragmentation qui n’a jamais été opérée dans le monde islamique, où le titre de Hakim désigne, tout à la fois, le scientifique, le philosophe et le guérisseur.

Bologne, en donnant l’autonomie universitaire au savoir médical et, de plus, en instituant l’autocritique de sa pratique grâce à la création du protomedicato, a jeté les bases d’une entreprise sociale éminemment ambiguë, une institution qui, progressivement, a fait oublier les limites entre lesquelles il convient d’affronter la souffrance plutôt que de l’éliminer, d’accueillir la mort plutôt que de la repousser.

Certes, la tentation de Prométhée s’est présentée tôt à la médecine. Avant même la fondation, en 1119, de l’université de Bologne, des médecins juifs, en Afrique du Nord, contestaient l’effacement des médecins arabes à l’heure fatale. Et il a fallu du temps pour que cette règle disparaisse : encore en 1911, date de la grande réforme des écoles de médecine américaines, on enseignait comment reconnaître la « face hippocratique », les signes qui font savoir au médecin qu’il ne se trouve plus devant un patient, mais devant un mourant.

Ce réalisme appartient au passé. Toutefois, vu l’encombrement par les non- morts grâce aux soins, et vu leur détresse modernisée, il est temps de renoncer à toute guérison de la vieillesse. Par une initiative, on pourrait préparer le retour de la médecine au réalisme qui subordonne la technique à l’art de souffrir et de mourir. Nous pourrions sonner l’alarme pour faire comprendre que l’art de célébrer le présent est paralysé par ce qui est devenu la recherche de la santé parfaite.

Du corps physique au corps fiscal

POUR parler de cette « santé » métaphore, deux points doivent être acceptés. Ce n’est pas seulement la notion de santé qui est historique, mais aussi celle de la métaphore. Le premier point devrait être évident. L’essayiste Northrop Frye m’a fait comprendre le second : la métaphore a une portée toute différente chez le Grec, pour qui elle évoque la déesse Hygéia, et chez le chrétien primitif, pour qui elle évoque la déesse Hygia, ou chez le chrétien médiéval, qu’elle invite au salut par un seul Créateur et Sauveur crucifié. Mais elle est encore différente en ce qu’elle crée des besoins de soins dans un monde imprégné de l’idéal instrumental de la science. Dans la mesure où l’on accepte une telle historicité de la métaphore, il convient de se demander si, dans ces dernières années du millénaire, il est encore légitime de parler d’une métaphore sociale.

Vers le milieu du XXe siècle, ce qu’implique la notion d’une « recherche de la santé » avait un sens tout autre que de nos jours. Selon la notion qui s’affirme aujourd’hui, l’être humain qui a besoin de santé est considéré comme un sous-système de la biosphère, un système immunitaire qu’il faut contrôler, régler, optimiser, comme « une vie ». Il n’est plus question de mettre en lumière ce que constitue l’expérience « d’être vivant ». Par sa réduction à une vie, le sujet tombe dans un vide qui l’étouffe. Pour parler de la santé en 1999, il faut comprendre la recherche de la santé comme l’inverse de celle du salut, il faut la comprendre comme une liturgie sociétaire au service d’une idole qui éteint le sujet.

La médecine non pas comme thème, mais comme exemple. Poursuivre un discours déjà commencé sur les institutions modernes en tant que cérémonies créatrices de mythes, de liturgies sociales célébrant des certitudes. Ainsi examinés, l’école, les transports et le logement pour comprendre leurs fonctions latentes et inéluctables : ce qu’ils proclament plutôt que ce qu’ils produisent : le mythe d’ Homo educandus, le mythe d’ Homo transportandus, enfin celui de l’homme encastré.

La médecine choisie comme exemple pour illustrer des niveaux distincts de la contre-productivité caractéristique de toutes les institutions de l’après-guerre, de leur paradoxe technique, social et culturel : sur le plan technique, la synergie thérapeutique qui produit de nouvelles maladies ; sur le plan social, le déracinement opéré par le diagnostic qui hante le malade, l’idiot, le vieillard et, de même, celui qui s’éteint lentement. Et, avant tout, sur le plan culturel, la promesse du progrès conduit au refus de la condition humaine et au dégoût de l’art de souffrir.

Némésis médicale commence par ces mots : « L’entreprise médicale menace la santé. » A l’époque, cette affirmation pouvait faire douter du sérieux de l’auteur, mais elle avait aussi le pouvoir de provoquer la stupeur et la rage. Vingt-cinq ans plus tard, je ne pourrais plus reprendre cette phrase à mon compte, et cela pour deux raisons. Les médecins ont perdu le gouvernail de l’état biologique, la barre de la biocratie. Si jamais il y a un praticien parmi les « décideurs », il est là pour légitimer la revendication du système industriel d’améliorer l’état de santé. Et, en outre, cette « santé » n’est plus ressentie. C’est une « santé » paradoxale. « Santé » désigne un optimum cybernétique. La santé se conçoit comme un équilibre entre le macro-système socio-écologique et la population de ses sous-systèmes de type humain. Se soumettant à l’optimisation, le sujet se renie.
Aujourd’hui, je commencerais mon argumentation en disant : « La recherche de la santé est devenue le facteur pathogène prédominant. » Me voilà obligé de faire face à une contre-productivité à laquelle je ne pouvais penser quand j’ai écrit Némésis...
Ce paradoxe devient évident quand on fouille les rapports sur les progrès dans l’état de santé. Il faut les lire bifrons comme un Janus : de l’oeil droit, on est accablé par les statistiques de mortalité et de morbidité, dont la baisse est interprétée comme le résultat des prestations médicales ; de l’oeil gauche, on ne peut plus éviter les études anthropologiques qui nous donnent les réponses à la question : comment ça va ?

On ne peut plus éviter de voir le contraste entre la santé prétendument objective et la santé subjective. Et qu’observe-t-on ? Plus grande est l’offre de « santé », plus les gens répondent qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies, et demandent à être garantis contre les risques, alors que, dans les régions prétendument illettrées, les « sous-développés » acceptent sans problème leur condition. Leur réponse à la question : « Comment ça va ? » est : « Ça va bien, vu ma condition, mon âge, mon karma. » Et encore : plus l’offre de la pléthore clinique résulte d’un engagement politique de la population, plus intensément est ressenti le manque de santé. En d’autres termes, l’angoisse mesure le niveau de la modernisation et encore plus celui de la politisation. L’acceptation sociale du diagnostic « objectif » est devenue pathogène au sens subjectif.

Et ce sont précisément les économistes partisans d’une économie sociale orientée par les valeurs de la solidarité qui font du droit égalitaire à la santé un objectif primordial. Logiquement, ils se voient contraints d’accepter des plafonds économiques pour tous les types de soins individuels. C’est chez eux qu’on trouve une interprétation éthique de la redéfinition du pathologique qui s’opère à l’intérieur de la médecine. La redéfinition actuelle de la maladie entraîne, selon le professeur Sajay Samuel, de l’université Bucknell, « une transition du corps physique vers un corps fiscal ». En effet, les critères sélectionnés qui classent tel ou tel cas comme passible de soins clinico-médicaux sont en nombre croissant des paramètres financiers.

L’auscultation remplace l’écoute

Le diagnostic, dans une perspective historique, a eu pendant des siècles une fonction éminemment thérapeutique. L’essentiel de la rencontre entre médecin et malade était verbal. Encore au commencement du XVIIIe siècle, la visite médicale était une conversation. Le patient racontait, s’attendant à une écoute privilégiée de la part du médecin ; il savait encore parler de ce qu’il ressentait, un déséquilibre de ses humeurs, une altération de ses flux, une désorientation de ses sens et de terrifiantes coagulations. Quand je lis le journal de tel ou tel médecin de l’âge baroque (XVIe et XVIIe siècles), chaque annotation évoque une tragédie grecque. L’art médical était celui de l’écoute. Il assumait le comportement qu’Aristote, dans sa Poétique, exige du public au théâtre, différant sur ce point de son maître Platon. Aristote est tragique par ses inflexions de voix, sa mélodie, ses gestes, et non pas seulement par les mots. C’est ainsi que le médecin répond mimétiquement au patient. Pour le patient, ce diagnostic mimétique avait une fonction thérapeutique.

Cette résonance disparaît bientôt, l’auscultation remplace l’écoute. L’ordre donné cède la place à l’ordre construit, et cela pas seulement dans la médecine. L’éthique des valeurs déplace celle du bien et du mal, la sécurité du savoir déclasse la vérité. Pour la musique, la consonance écoutée, qui pouvait révéler l’harmonie cosmique, disparaît sous l’effet de l’acoustique, une science qui enseigne comment faire sentir les courbes sinusoïdales dans le médium.
Cette transformation du médecin qui écoute une plainte en médecin qui attribue une pathologie arrive à son point culminant après 1945. On pousse le patient à se regarder à travers la grille médicale, à se soumettre à une autopsie dans le sens littéral de ce mot : à se voir de ses propres yeux. Par cette auto-visualisation, il renonce à se sentir. Les radiographies, les tomographies et même l’échographie des années 70 l’aident à s’identifier aux planches anatomiques pendues, dans son enfance, aux murs des classes. La visite médicale sert ainsi à la désincarnation de l’ego.

Il serait impossible de procéder à l’analyse de la santé et de la maladie en tant que métaphores sociales, à l’approche de l’an 2000, sans comprendre que cette auto- abstraction imaginaire par le rituel médical appartient, elle aussi, au passé. Le diagnostic ne donne plus une image qui se veut réaliste, mais un enchevêtrement de courbes de probabilités organisées en profil.

Le diagnostic ne s’adresse plus au sens de la vue. Désormais, il exige du patient un froid calcul. Dans leur majorité, les éléments du diagnostic ne mesurent plus cet individu concret ; chaque observation place son cas dans une « population » différente et indique une éventualité sans pouvoir désigner le sujet. La médecine s’est mise hors d’état de choisir le bien pour un patient concret. Pour décider des services qu’on lui rendra, elle oblige le diagnostiqué à jouer son sort au poker.
Je prends comme exemple la consultation génétique prénatale étudiée à fond par une collègue, la chercheuse Silja Samerski, de l’université de Tübingen. Je n’aurais pas cru ce qui s’y passe, d’après l’étude de douzaines de protocoles, dans ces consultations auxquelles des catégories de femmes sont soumises en Allemagne. Ces consultations sont faites par un médecin nanti de quatre années de spécialisation en génétique. Il s’abstient rigoureusement de toute opinion pour éviter le destin d’un docteur de Tübingen, condamné, en 1997, par la Cour suprême, à subvenir à vie à l’entretien d’un enfant malformé : il avait suggéré à la future mère que la probabilité d’une telle anormalité n’était pas grande, au lieu de se borner à en chiffrer le risque.

Dans ces entretiens, on passe de l’information sur la fécondation et d’un résumé des lois de Mendel à l’établissement d’un arbre génético-héraldique pour arriver à l’inventaire des dangers et à une promenade à travers un jardin de « monstruosités ». Chaque fois que la femme demande si cela pourrait lui arriver, le médecin lui répond : « Madame, avec certitude cela non plus nous ne pouvons pas l’exclure. » Mais, avec certitude, une telle réponse laisse des traces. Cette cérémonie a un effet symbolique inéluctable : elle contraint la femme enceinte à prendre une « décision » en s’identifiant elle-même et son enfant à venir avec une configuration de probabilités.
Ce n’est pas de la décision pour
ou contre la continuation de son état de grossesse que je parle, mais de l’obligation de la femme à s’identifier elle-même, et aussi son fruit, avec une « probabilité ». D’identifier son choix avec un billet de loterie. On la contraint ainsi à un oxymoron de décision, un choix qui se prétend humain alors qu’il l’encastre dans l’inhumain numérique. Nous voici en face non plus d’une désincarnation de l’ego mais de la négation de l’unicité du sujet, de l’absurdité à se risquer comme système, comme un modèle actuaire. Le consultant devient psychopompe dans une liturgie d’initiation au tout-statistique. Et tout cela à la « poursuite de la santé ».

A ce point, il devient impossible de traiter de la santé en tant que métaphore. Les métaphores sont des trajets d’une rive sémantique à l’autre. Par nature, elles boitent. Mais, par essence, elles jettent une lumière sur le point de départ de la traversée. Ce ne peut plus être le cas quand la santé est conçue comme l’optimisation d’un risque. Le gouffre qui existe entre le somatique et le mathématique ne l’admet pas. Le point de départ ne tolère ni la chair ni l’ego. La poursuite de la santé les dissout tous deux. Comment peut-on encore donner corps à la peur quand on est privé de la chair ? Comment éviter de tomber dans une dérive de décisions suicidaires ? Faisons une prière : « Ne nous laissez point succomber au diagnostic, mais délivrez-nous des maux de la santé. »