05 février 2006

Des éléments tragiques dans la mélancolie décrite.

La vision du monde psychanalytique est tragique : voir un tragique à l'âge de la science, et le texte de Ricœur sur l'ananke dans De l'interprétation.

Il y a un article de Freud intitulé «Pulsions et destin des pulsions», ce qui relativise l'emploi du mot destin comme liant la vision freudienne de la mélancolie à la tragédie, néanmoins : «Ainsi l'investissement d'amour du mélancolique pour son objet a connu un double destin ; il a, pour une part, régressé à l'identification mais, pour une autre part, sous l'influence du conflit d'ambivalence, il a été reporté au stade du sadisme, qui en est plus proche.» (Freud, Deuil et mélancolie, p. 272).

«Antigone est une tragédie, et la tragédie est présente au premier plan de notre expérience, à nous analystes, comme le manifestent les références que Freud - poussé par la nécessité des biens offerts par leur contenu mythique - a trouvées dans Œdipe, mais aussi bien d'autre tragédies.[...] Plus originellement encore que par son lien au complexe d'Œdipe, la tragédie est à la racine de notre expérience, comme en témoigne le mot clé, le mot pivot de catharsis.» (Lacan, L'Ethique, p. 285-286).

«l'éthique tragique, qui est celle de la psychanalyse» (Lacan, L'Ethique, p. 300).

Clinique

Pr. Garoux, celui qui n'avait pas payé une dette et se plantait un clou dans la tête avec un marteau.

Dr. Fontrier, une mélancolique qui a guéri ; retournement du sadisme sur la personne propre, peut se pendre à la poignée de la porte.

«La littérature antique ne manque pas d'exemples [...] : un mélancolique croyait n'avoir plus de tête : son médecin le guérit en lui faisant porter une chape de plomb, etc. Et ce sont précisément ces exemples que Pinel et Esquirol trancrivent le plus volontiers dans leurs propres écrits. Les historiettes qu'ils relatent ont déjà été mille fois rapportées : elles proviennent d'alexandre de Tralles, de Du Laurens, de Zacutus, de Pierre Forest, de Sennert, de Nicolas Tulp, etc. Ces histoires reçoivent maintenant une valeur exemplaire qu'elles n'avaient jamais eueauparavant :
elles apportent l'illustration légendaire de l'efficacité des fictions curatives qui ripostent victorieusement aux fictions délirantes.» (Jean Starobinski, «Histoire du traitement de la mélancolie (1700-1900)», in P.F., pp. 22-69, p. 30.)

«On remarquera la fréquence des occasions où l'emploi du «stratagème» entraîne le médecin à mettre en scène toute une action théâtrale. Pour rejoindre le malade dans son univers aberrant, pour frapper un grand coup qui provoquera le dénouement de la fiction délirante, le médecin construit un décor et revêt un costume qu'il espère imposer au malade comme une représentation exacte du thème délirant. Le déguisement ici n'est pas un jeu : le malade doit garder la conviction d'assister à un événement réel et important. On lui donne la réplique dans son langage, on l'aborde dans son cadre de références : pour réussir, l'illusion devrait être totale. Sous prétexte de contact efficace avec l'aliéné, le médecin s'aliène lui-même dans la transposition théâtrale. J.C. Reil, parlant de l'influence sur l'âme des objets visibles, veut qu'on les emploie d'une manière solennelle et avec un rituel imposant : toute maison d'aliénés devrait avoir un théâtre en bon état de marche, pourvu de tous les accessoires nécessaires,équipé de masques, de machineries et de décors ; nos psychodrames ne font pas mieux [...].
Mais sur une scène si bien installée, comment le malade peut-il ignorer qu'il joue, ouq u'il assiste à un spectacle ? Faut-il à tout prix qu'il prenne le spectacle au sérieux ? Ne peut-on pas le lui offrir comme un pur divertissement ? Depuis longtemps déjà, des médecins avaient considéré le théâtre non comme un moyen d'extérioriser l'idée fixe et de la détruire dans son image concrète, mais comme un simple moyen de l'oublier. Cependant, l'on avait souvent pensé que le spectacle devrait, si possible, comporter quelque allusion à la situation du malade de façon à le captiver. Ainsi, dans une pièce de John Ford, The Lover's Melancoly, le médecin Corax tente de guérir un prince mélancolique en lui présentant un ballet où défilent et dansent différents types de mélancoliques. Au début du XIXe siècle, on joue la comédie à Charenton. L'initiative en a été prise par l'un des pensionnaires de la maison de santé : le marquis de Sade [...].
Les mélancoliques se laisseront-ils divertir ? Méthode ambiguë, qui comporte des risques : Esquirol remarquera que les mélancoliques interprètent souvent les éclats de rire de la comédie comme une dérision tournée directement contre eux . Loin de s'égayer, ils s'irritent et s'inquiètent. mieux vaut leur éviter cette peine. Supprimons tout ce qui peut rappeler l'idée fixe. Ne nous efforçons pas de la représenter, fût-ce pour l'exorciser. Le théâtre, pense Leuret, doit être le moyen d'attirer le mélancolique dans un monde différent du sien. Il est inactif : il apprendra un rôle, il s'animera sur scène. Il est triste : on lui fera jouer la comédie. Ainsi les apathiques seront-ils obligés de prendre un rythme plus alerte, de mimer la gaité. La fonction que prend chez Leuret l'activité théâtrale, c'est essentiellement de modifier le temps du mélancolique, de lui imprimer une accélération bienfaisante. La comédie de la fraude pieuse n'est qu'une chimère. Mais elle est séduisante, parce qu'elle donne l'espoir d'en finir en une seule fois avec la conviction délirante. Il vaut la peine, semble-t-il, de faire les plus grandes dépenses de mise en scène, si c'est en vue de provoquer le miracle d'une guérison soudaine. Pour tirer le malade de sa dépression, où rien ne semble le toucher, il faut une brusque révolution, un coup de théâtre. La plupart du temps, malgré toute sa bonne volonté, le médecin en reste pour ses frais. La lourde machinerie qu'il met en branle ne dit rien au malade, et celui-ci est assez lucide pour reconnaître le ruse et s'en moquer. Le Henri IV de Pirandello peut servir ici d'illustration.» (Jean Starobinski, p. 30-33).

«Si une des maladies mentales représente une urgence, c'est bien l'accès mélancolique car, sans traitement, le suicide est son destin inéluctable ; et nous savons que le suicide du mélancolique est d'une redoutable efficacité : le malade ne se «rate« pas. Quelquefois même, avant de se tuer, il tue son entourage : le suicide «altruiste». S'il existe une maladie mentale capable de nous montrer de nous démontrer l'efficacité de l'électrochoc, des traitements biologiques, c'est encore l'accès mélancolique. Les thymoanaleptiques sont puissants et la sismothérapie, en cas d'échec de ces derniers, est une thérapeutique qui produit des effets «incompréhensibles», mais d'une efficience spectaculaire.

Aussi le patient «mélancolique» (et c'est à dessein que l'on utilise maintenant le terme de «patient») se plie-t-il «magnifiquement» à la démarche d'une certaine psychiatrie. Dans l'acuité et l'urgence, il n'est pas question d'une histoire personnelle du malade ; d'ailleurs, le pourrait-il ? [...] Le psychiatre confronté à un patient mélancolique dans le contexte de la floraison symptomatique habituelle peut, de manière aisée, éviter de se demander ce qu'il en est de cette personne, de sa qualité de sujet ; n'est-ce pas, d'ailleurs, ce que dit explicitement le patient : «Je suis méprisable, un rien.» (Alain Ksensée, «contribution à l'étude clinique de la mélancolie», pp. 79-89, in P.F., p. 79).

«nous avons été frappé par la ressemblance entre les accès maniaques et mélancoliques : dans les deux cas, les dossiers médicaux se résumaient pour l'essentiel à la description des symptômes et des préscriptions thérapeutiques. Les malades semblaient ne pas avoir d'histoire et l'observation clinique ressemblait à celle d'un malade somatique atteint d'une affection chronique.» (Alain Ksensée, p. 80).

«si le traitement moderne contribue de manière aussi étroite à évacuer la subjectivité du patient mélancolique, c'est qu'il trouve un «terrain» favorable : l'accès mélancolique témoigne d'une profonde désubjectivation. Cette façon, ce «génie» que possède le mélancolique de nous faire penser , si ce n'est «croire» qu'il n'est plus un sujet mais le seul «objet» d'une maladie, nous le retrouvons jusque dans l'étude Deuil et mélancolie de Freud ! C'est un des rares écrits (avec le Problème économique du masochisme) où son génie habituel progresse selon une démarche quasi médicale qui s'efforce de comparer non pas ce qui rapproche le normal du pathologique, mais ce qui les «éloigne» l'un de l'autre.» (Alain Ksensée, p. 81).

«Ce patient nous a souvent fait penser à un récit biblique que l'on peut considérer comme le premier roman de la littérature universelle : le personnage de Job. Sur son tas de fumier, Job est littéralement un homme qui se sent abandonné, privé de tout secours divin. Pourtant, il n'accuse pas Dieu et, dans un même mouvement, il refuse d'entrer dans l'univers de la faute (ses pulsions) qui est en même temps celui de la chute (le narcissisme). Il ne trahira jamais sa confiance à Dieu (la garantie narcissique) et sera sauvé par ce dernier ; nous n'insistons pas sur la dimension sadique anale entrée en opposition avec la dimension narcissique (le pari de Dieu avec le diable). Job n'est pas loin de l'accès mélancolique : tout ce qu'il a eu jadis, son paradis, ses enfants (son narcissisme), et ses biens (ses pulsions) ont disparu ; il ne lui reste que ce tas d'ordures qui n'est pas loin de le représenter : mais sa confiance en Dieu demeure, sa sauvegarde narcissique est maintenue. Nombreux sont les textes où nous pouvons découvrir que l'accès mélancolique pouvait, avant les traitements biologiques, céder par le recours à une entité tutélaire [Ce serait une erreur de la considérer comme relevant d'un simple idéal paternel : elle préfigure cette imago paternelle idéale ; ce que nous soulignons avec Bela Grumberger, c'est qu'elle est fondamentalement narcissique.]» (Alain Ksensée, p. 85-86).
Voir II.3 Karl Abraham : «Chaque patient du groupe maniaco-dépressif tend à conclure comme Richard III» (Karl Abraham, Préliminaires, p. 218).

En exergue à Narcissisme de vie, narcissisme de mort, on trouve ces vers extraits de Richard II de Shakespeare :
«But whate'er shall I be
Nor I, nor any man that but man is,
With nothing shall be pleased, till he be eased
With being nothing... (V, 5, 38)

et :

Mount, mount my soul ! thy seat is up on high
Whilst my gross flesh sinks downward, here to die (V, 5, 3)

«Les héros légendaires de l'Antiquité [ici Œdipe et Ajax] constituent pour le psychanalyste un fonds où il ne se prive pas de puiser abondamment. D'ordinaire, il fait appel à ces hautes figures mythologiques pour parer une thèse d'un ornement séduisant. quant à nous, nous partirons d'une oppositionq ui permettra à chacun, en faisant appel à sa mémoire, de se référer à un exemple commun qui pourra lui rappeler secondairement l'un ou l'autre de ses patients.» (André Green, «Le narcissisme moral», p. 178).

André Green dans la posface à Narcissisme de vie, narcissisme de mort, décrit les pulsions de mort en termes d'Erinyes, lorsqu'elles sont liées par l'Eros, il les appelle Euménides.
«le mélancolique ressemble ou bien au héros tragique dont la chute provoquait la noble souffrance des Anciens, ou bien au héros moderne dont la faute ne provoque plus que la pitié; D'un côté, la fatalité grandit les sentiments et conduit l'épopée indépendamment du héros ; de l'autre, la subjectivité réfléchie instaure une logique psychologique et reporte sur le héros la banalité de son acte. «cette plénitude de force, écrit Kierkegaard, en songeant au héros de notre temps, ce courage qui désire ainsi être le créateur de son propre bonheur, oui, son créateur même, est une illusion ; et, en perdant le tragique, le présent gagne le désespoir» (S. Kierkegaard, «Le reflet du tragique ancien sur le tragique moderne», in Ou bien... Ou bien, op. cit., p. 113). N'est-ce pas la solution du mélancolique : l'appel au destin, afin d'éviter un sort qui le livre au vulgaire de la foule, c'est-à-dire à l'anonymat sans recours ?» (Marie-Claude Lambotte, p. 162).

«quiconque a trouvé une telle auto-estimation [être petit, égoïste, insincère, non-autonome, etc.], et l'exprime devant d'autres, - une estimation comme celle que le prince Hamlet tient toute prête pour lui-même et pour tous les autres [note :« Use every man after his desert, and who should scape a whipping ?», Hamlet, II, 2], celui-là est malade, qu'il dise bel et bien la vérité ou qu'il se fasse plus ou moins tort.» (Freud, Deuil et mélancolie, p. 267).

«Dans son article De la lypémanie ou mélancolie de 1820, Esquirol prend de bonnes résolutions. La mélancolie est un mot usé, une notion trop «littéraire», comme on dirait maintenant, et trop vague. Il faut une nouvelle dénomination et une nouvelle définition. «Le mot mélancolie, consacré dans le langage vulgaire, pour exprimer l'état habituel de tristesse de quelques individus, doit être laissé aux moralistes et aux poètes qui, dans leurs expressions, ne sont pas obligés à autant de sévérité que les médecins.»
La lypémanie «est une maladie cérébrale caractérisée par le délire partiel, chronique, sans fièvre, entretenu par une passion triste, débilitante ou oppressive.» (Aristote, «Présentation», p. ?).-«est perçu dans un vécu fondamental de faiblesse tragique et de dépréciation, le nouveau sentiment d'exister qui s'élabore.» (P. Dubor, «Structure psychotique», pp.170-197 in J. Bergeret (dir.), Psychologie pathologique,Paris, Masson, 1993).