05 août 2006

Le voyageur doit frapper à toutes les portes avant de parvenir à la sienne.

Dionysos


Une chasse (ou son simulacre ?) donnait lieu à une ronde accompagnée d'immolations sanglantes et d'un chant lyrique entonné en l'honneur de la divinité : le dithyrambe (épithète grec du dieu). De lui viendrait, après adaptation et transformation, le genre tragique. Du moins Aristote l'affirme-t-il dans sa Poétique. Il semble bien que la tragédie soit née de pratiques religieuses et/ou musicales. Et Socrate distingue, dans les délires divins, entre celui qui vient d'Appolon (l'inspiration divinatoire), celui qui vient de dionysos (l'inspiration mystique), celui dont les muses sont responsables (l'inspiration poétique), et le délire dû à Aphrodite et à l'Amour.


Antigone se présente comme (autonomos, en grec dans le texte), pur et simple rapport de l'être humain avec ce dont il se trouve être miraculeusement porteur, à savoir la coupure signifiante, qui lui confère le pouvoir infranchissable d'être, envers et contre tout, ce qu'il est. Tout peut être invoqué là autour, et c'est ce que fait le Chœur dans le cinquième acte, en invoquant le dieu sauveur. Dionysos est ce dieu, sinon pourquoi viendrait-il là ? Rien de moins dionysiaque que l'acte et la figure d'Antigone. Mais Antigone mène jusqu'à la limite l'accomplissement de ce qu'on peut appeler le désir pur, le pur et simple désir de mort comme tel. Ce désir, elle l'incarne.


En effet, l'extase dionysiaque qui abolit les barrières et les frontières habituelles de la vie, contient, tant qu'elle dure, un élément léthargique où s'enfonce tout ce qui a été personnellement vécu dans le passé. Cet abîme d'oubli sépare le monde de la réalité quotidienne et le monde de la réalité dionysiaque. Mais sitôt que cette réalité quotidienne rentre dans la conscience, elle y est un objet de dégoût ; une disposition ascétique à nier le vouloir est le fruit de ces états dionysiaques. C'est en ce sens que l'homme dionysiaque ressemble à Hamlet ; tous deux ont saisi une fois d'un regard lucide l'essence des choses ; ils ont connu ce qu'il en est, l'action désormais leur répugne ; car leur action ne peut rien changer à l'être éternel des choses, ils trouvent ridicule ou injurieux qu'on leur demande de remettre d'aplomb un monde sorti de ses gonds. La connaissance tue l'action ; pour agir il faut être enveloppé du voile de l'illusion. C'est là l'enseignement de Hamlet. Ce n'est pas la réflexion, non, c'est la connaissance vraie, la vue exacte de l'effroyable réalité qui l'emporte sur tous les motifs d'action, chez Hamlet, comme chez l'homme dionysiaque. A présent aucune consolation n'agit plus, le désir s'élance au-delà d'un monde d'après la mort, au-delà des dieux eux-mêmes ; ce qu'on nie, c'est l'existence elle-même et le brillant reflet qui en subsiste dans la personne des dieux ou dans l'immortalité de l'au-delà. Conscient de cette vérité une fois aperçue, l'homme ne voit plus partout que l'horreur et l'absurdité de l'être, il comprend ce qu'a de symbolique le destin d'Ophélie, il comprend la sagesse du Silène, dieu sylvestre : il est dégoûté. C'est alors, en ce péril extrême, que l'art s'approche de la volonté menacée, comme la fée qui sauve et qui guérit ; lui seul peut transformer ce dégoût pour l'horreur et l'absurdité de l'existence en images avec lesquelles ont peut tolérer de vivre : je veux dire par le sublime, qui est la domestication de l'horrible par l'art, et le comique, par lequel l'art nous soulage du dégoût causé par l'absurdité de l'existence.