03 mars 2006

La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste

Emina, Souvenir d'Orient, Pinel Louis Emile, 1866


Quel que soit le terme utilisé, celui de mélancolie, celui de mal du siècle, de vague à l'âme ou de vague des passions, de spleen ou de nausée, pour indiquer une certaine désaffection de l'homme à l'égard d'un dur désir de durer, on peut relever des constantes dans les différentes descriptions, complaisantes, de ces états.Avec le romantisme, la mélancolie est non seulement le signe distinctif de l'artiste, le "furor melancholicus" se substituant au "furor divinus", mais elle désigne (ou représente) une façon choisie d'être au monde, plus qu'une organisation physiologique. Rivarol appelle dans son Dictionnaire (1828) le rapport, étymologique, de la mélancolie et de la bile noire, et complète sa notice par une notation déjà en partie positive : "Amour de la rêverie, de la solitude ; chagrin sans cause ; tristesse habituelle". La mélancolie n'est plus une maladie subie, mais élue. La tristesse de ne pouvoir faire de l'action la sœur du rêve, ce dont Chateaubriand, Vigny, Musset, Hugo ont souffert différemment dans la nostalgie de "l'épopée impériale", les écrivains la revendiquent comme une façon de concevoir l'existence. La mélancolie est une réponse, digne, à leur exil social. Lamartine, avec la naïveté émouvante de l'être simple, se demande pourquoi son "âme est triste", dans le poème 9 du livre III des Harmonies poétiques et religieuses ; il énumère les questions qui justifient, à l'époque, la complaisance à la mélancolie : "Et qu'est-ce que la terre ? (…) Et qu'est-ce que la vie ? (…) Et qu'est-ce que la gloire ? (…) Et qu'est-ce que l'amour ?".Bien sûr, chaque réponse proposée est dépréciative : la terre est une prison flottante ; la vie, un court étonnement ; la gloire, "une dérision de notre vanité"" ; l'amour serait tout, "s'il ne devait finir". Cette suite interrogative n'est pas seulement rhétorique : l'existence est vécue comme une question sans réponse acceptable. Le ciel est obscur, et le soleil noir depuis que Jean-Paul Richter, en Songe, l'a vu tel. "La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s'apercevront qu'il n'y a plus de soleil !" se demande le narrateur d'Aurelia, avant que Nietzsche ne découvre dans la nuit un grand cadavre faisant ombre. Pour l'heure, ce dont le manque est ressenti, c'est le nom complet de Dieu ; cette non connaissance le rend absent du monde sans que cependant on puisse prendre son parti de cette absence : "Retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé" nous conjure Nerval dans Aurelia, et "nous prendrons force dans le monde des esprits." La totalité de la littérature est le nom de Dieu ; et l'être humain n'a d'autre moyen que la parole, opiniâtre, partagée, douloureuse, pour éclairer les ténèbres. Dans Harmonies poétiques, Lamartine évoque la carence d'un dieu qui n'ayant pas délivré la totalité de son nom ne peut être connu qu'en énigme : "Toujours quelque lettre effacée /Manquait, hélas ! au nom divin !". Les questions posées dans le poème de Lamartine portent sur trois points : ce que c'est que d'être : "Je meurs et ne sais pas ce que c'est que de naître" ; ce que c'est qu'aimer car aimer est l'expression de notre inaptitude fondamentale à nous satisfaire de nous ; selon Rousseau : "Un être vraiment heureux est un être solitaire ; Dieu seul jouit d'un bonheur absolu ; mais qui de nous en a l'idée ? " (Emile). ("Et notre amour fût-il beau comme l'espérance" qu'il grandirait dans la détresse à mesure où il deviendrait plus lucide et plus conscient de lui) ; elles portent enfin sur notre façon d'imaginer le temps.Sur la douleur d'être et d'aimer, La Confession d'un enfant du siècle de Musset apporte des éléments de réponse. Ce que Pascal nomme divertissement, Musset le dira ivresse. A contempler ses traits le narrateur ne se reconnaît plus : "Qu'était-ce donc que cette créature qui m'apparaissait sous mes traits ?" Cette étrangeté de soi à son propre regard est liée à la perte du sens de la ligne. La question, par quoi se signale la fissure, est : Où est allé le père ? C'est parce qu'elle demeurera éternellement sans réponse que nous ne pourrons faire que semblant d'habiter le monde; On n'est jamais présent au lieu que l'on occupe : l'instant est le moment qui manque au temps, quand il devrait désigner celui en quoi on dure, debout et immobile. Octave, tout autant que chaque lecteur de son aventure, est symboliquemnt orphelin ; qu'on ne s'y trompe pas : ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible.N'ayant plus de père, le mélancolico-romantique n'aura pas non plus de frère. Le sentiment de solitude, que dit inlassablement la littérature du XIXe siècle, est lié, en partie, à l'essor de la vie urbaine. La foule parisienne apparaît au René de Chateaubriand comme un vaste désert d'hommes ! Tandis que Lamartine dans les Novissima verba voit passer le poète "parmi l'immense foule d'être créés, détruits, qui devant toi s'écoule".Etant l'image de la désintégration sociale, la foule est aussi celle de la désagrégation de l'être : le flux et le reflux des individus ne signifient pas la liberté, mais la vaine errance du genre humain. La ville est un clinamen où les destins se jouent au hasard.La volonté qui manque dans l'acédie est celle de se créer un projet de vie. Le "taedium vitae" si propre à l'adolescence ne disparaît pas avec l'âge d'homme : "ce dégoût de la vie que j'avais ressenti dès mon enfance revenait avec une force nouvelle", dit René dans sa confession (Œuvres romanesques et voyages). La bonne éducation du Sacré Cœur, représentée par les propos du Père Souel, consiste à chasser la mélancolie en affirmant aux êtres qu'ils ont un destin individuel à accomplir dans le meilleur et le plus clair des mondes : "on n'est point, Monsieur, un homme supérieur parce qu'on aperçoit le monde sous un jour odieux". Du coup la mélancolie n'est plus une faute sociale, comme dans le Misanthrope, ou une maladie douloureuse calmée par l'ellébore, mais une forme blasphématoire. Il y a du satanique suspect dans le mélancolique innocent : s'interroger sur la nature de l'être, sur le lieu d'où l'on vient et sur celui où l'on va, c'est ne plus tenir pour vérité d'Evangile la mythologie biblique. Le mélancolique a trop d'imagination pour n'être pas déçu de ce seul monde : Dieu parle, lui dit-on, mais ses interprètes se contestent si vivement qu'on ne peut s'accorder que sur l'obscurité du discours divin. Il a aussi trop vivement le sentiment de l'innocence pour n'être pas blessé par l'injustice : "Absolument incapable de prendre mon parti du sort qui m'est fait, atteint dans ma conscience la plus haute par le désir de justice que n'excuse aucunement, à mes yeux, le péché originel, je me garde d'adapter mon existence aux conditions dérisoires, ici-bas, de toute existence." Au désaccord inintelligible de l'être et du monde, Lamartine ou Chateaubriand répondaient par la mélancolie, Camus par le concept d'absurde, André Breton, dans sa Confession dédaigneuse, par la révolte.Etant une attitude choisie, la mélancolie ne va point sans plaisir. C'est Rousseau qui dans l'Emile fait remarquer que "la mélancolie est amie de la volupté ; l'attendrissement et les larmes accompagnent les plus douces jouissances, et l'excessive joie elle-même arrache plutôt des pleurs que des cris". Hugo, qui a le sens de la maxime et de l'oxymore, affirme dans Les Travailleurs de la mer que : "La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste". Si la vérité est triste, il y a certes un bonheur mélancolique à n'être pas dupe ; la tristesse devient un élément essentiel de l'esthétique. Non sans ironie, Gustave Flaubert affirme à Louise Colet que "la poésie du clinquant est même supérieure en ce qu'elle est triste" (Lettre du 6 au 7 août 1846 ; Correspondance). La volupté de la mélancolie est liée à ce qu'elle comporte de refus, métaphysique, de la condition faite à l'homme : Baudelaire, qui se souvient de la question posée par Sade sur ce que pourrait bien être une jouissance que le crime n'accompagnerait pas, revient dans Fusées sur la relation entre le spleen et la délectation impie.L'attitude mélancolique, enfin, est liée à une certaine conception du temps. Volney, dès 1791, dans Les Ruines, ou Méditations sur les révolutions des Empires, a quasiment recensé les éléments que Chateaubriand, à son tour, déclinera dans son Essai sur les révolutions en 1797. Cette réflexion n'est pas sans relation avec l'importance de l'archéologie et l'étonnement du XIXe siècle lors de la découverte des villes englouties. La poésie, à la fin du siècle, est essentiellement celle de la nuit et des tombeaux. Ce qui aurait pu demeurer dans l'ordre de la spéculation intellectuelle, va soudainement devenir événement : la Terreur n'est pas seulement un drame humain, mais aussi social et philosophique. La monarchie n'était pas un système politique parmi d'autres, mais le seul qui convînt à la divinité reconnue. Si le temps est orienté d'une création à une apocalypse, la Révoluiton n'a de sens qu'en tant qu'avertissement providentiel : "Il y a donc dans la Révolution française un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu'on a vu et peut-être de tout ce qu'on verra, selon de Maistre dans ses Considérations sur la France. Si on considère au contraire que les révolutions ne désignent pas seulement les mouvements des astres mais aussi ceux des sociétés, le temps devient celui d'une répétition sans fin du semblable. "O ruines ! je retournerai vers vous prendre vos leçons !", s'écrie Volney dans l'invocation de son livre. Le thème de la répétition, de la destruction et de la résurgence de l'identique, servira à organiser bien des récits mélancoliques jusqu'à l'Eternel Adam de Jules Verne. On a su les civilisations mortelles bien avant que Valéry nous les dise enchaînées à une roue de fortune."Ah ! malheur à l'homme ! se plaint Volney : une aveuglante fatalité se joue de sa destinée ! Une nécessité funeste régit au hasard le sort des mortels !" Ce sont presque les expressions dont usera Vigny, plus tard, dans Les Destinées. A la fin de son Essai sur les Révolutions Chateaubriand pose la question, impliquée par la reconnaissance de la futilité des empires, et de la répétition des révolutions : "quelle sera la religion qui remplacera le christianisme ?". Cinq ans plus tard, avec Le Génie du christianisme, il reviendra à des propos moins impertinents et plus opportunistes. Cependant, dans le chapitre consacré au vague des passions, il rattache le sentiment moderne à la reviviscence d'une douleur ancienne, celle de la fin d'une civilisation et de l'irruption des barbares : "L'esprit humain en reçut une impression de tristesse et peut-être même une teinte de misanthropie qui ne s'est jamais bien effacée". De nouveau, en 1844, à la fin de son existence, lorsqu'en pénitence il écrit La vie de Rancé, Chateaubriand se laisse envahir par la nostalgie de ses premières pensées : "Les danses s'établissent sur la poussière des morts, et les tombeaux poussent sous le pas de la joie"'.Que le temps s'écoule sans espoir de retour, ou qu'il entraîne l'éternel retour des mêmes formes, qu'"on habite avec un cœur plein un monde vide", comme dit le faire Chateaubriand, ou qu'on ressente "un vide inouï dans le cœur", comme Gustave Flaubert l'écrit à Louise Colet le 6 ou 7 août 1846, c'est une impression de désaccord et d'impuissance qui fonde la mélancolie : "Je n'ai jamais vu un enfant sans penser qu'il deviendrait un vieillard", poursuit Flaubert, "ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d'une femme nue me fait songer à son squelette." L'Education sentimentale peut se lire comme un traité de la mélancolie moderne : sans rapport avec l'histoire, ballotté dans le temps, Frédéric Moreau quitte Paris au lendemain de la révolution de 1848 : "Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues". Tout y est : de l'absence de l'autre, à l'ignorance de soi, et à la présence circulaire des ruines.Si Gustave Flaubert traite, romanesquement, avec ironie de la mélancolie romantique, c'est avec Sartre qu'elle connaît son expression carnavalesque.L'acédie est une autre forme de l'assez dit, comme l'ancolie, qui est la fleur du parfait amour, n'eût jamais dû s'appeler ainsi sison nom n'avait été refait afin qu'on puisse échanger "ancholie pour mélancholie" comme le propose Rabelais. A la façon des fleurs cueillies, mélancoliquement, au bord du chemin, des citations ont été rapprochées : c'est à la fois trop et pas assez. C'est cela l'ennui.