Ce n'est pas parce qu'on craint de la commettre, mais c'est parce qu'on craint de la subir que l'on blâme l'injustice.
Cristo e l'Adultera, Lorenzo Lotto, 1548.
Peu de concepts ont provoqué autant de divagations que celui de "catharsis" ! Le fragment qui la mentionne pour la première fois dans La Poétique d'Aristote ne comporte que dix mots, mais on n'a pas cessé de disserter sur ces dix mots depuis dix siècles et le problème n'a rien perdu de son actualité. Dans notre société, les images - notamment cinématographiques et télévisuelles - jouent massivement sur nos nerfs : meurtres en séries et parfois en direct, viols, violences en tous genres... Le spectacle du serial killer nous épargne-t-il le risque de le devenir ?
Tel est l'enjeu de la "catharsis"Du théâtre comme maison de redressement moral Rappelons d'abord le texte d'Aristote : "Donc la tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevée et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnement d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la catharsis propre à pareilles émotions. J'appelle "langage relevé d'assaisonnement" celui qui a rythme, mélodie et chant ; et j'entends par "assaisonnement d'une espèce particulière" que certaines parties sont exécutées simplement à l'aide du mètre, tandis que d'autres, par contre, le sont à l'aide du chant"A partir de la redécouverte d'Aristote en Occident au Moyen Age, de nombreux auteurs ont tenu sur la "catharsis" théâtrale un point de vue moralisateur. Lessing a excellé dans ce sens, et son point de vue a été longtemps dominant. La tragédie assurerait la métamorphose des passions en capacités vertueuses.
La catharsis est alors, selon les auteurs, pensée soit comme une "purgation", soit comme une "purification". Traduit par "purgation", le mot fait référence à la façon dont l'âme est débarrassée de ses émotions excessives par le spectacle. Au contraire, traduit par "purification", il désigne la façon dont les émotions sont épurées à l'intérieur de l'âme par le moyen du spectacle, comme par une alchimie de séparation du pur et de l'impur. Dans le premier cas, c'est l'âme qui est épurée : c'est la catharsis "dionysiaque". Dans le second, ce sont les passions seules : c'est la catharsis "apollinienne". Ainsi la mise en scène de la cruauté, de l'ambition ou de la colère libérerait les spectateurs de ces mêmes tendances chez euxLe spectacle de la violence serait le gardien des vertus civiques. Pourtant, le texte d'Aristote ne parle pas de "catharsis" pour les passions en général, mais seulement pour la crainte et pour la pitié. C'est pourquoi, pour certains auteurs, les effets de la catharsis seraient limités à ces deux formes d'émotions. La tragédie permettrait seulement à ses spectateurs de s'affermir contre les risques que pourraient entraîner des craintes ou des pitiés excessives dans la vie courante, autrement dit de s'immuniser contre les écarts de celles-ci en les modérant. C'est en ce sens que Racine a pu écrire que la tragédie, en "excitant la terreur et la pitié, purge et tempère ces sortes de passion"Bernays balaiera l'ensemble de ces distinctions comme autant de variantes de la même funeste tendance moralisatriceUne définition transférée du physique au psychique A partir d'une étude de la Politique, Bernays (1858) montre que le point de vue d'Aristote n'est ni moral ni hédoniste. "C'est un point de vue pathologique" écrit-il (souligné par l'auteur). Aristote, qui était fils de médecin, aurait été guidé dans l'emploi du mot "catharsis" par une préoccupation thérapeutique et non morale. Preuve en est que le philosophe compare la "catharsis" procurée par la musique et la tragédie à un soulagement de phénomènes morbides physiques. Il écrit, rappelle Bernays, qu'un traitement qui utilise des moyens cathartiques "élimine la substance pathogène" en agissant par "allégement" de celle-ci. La catharsis théâtrale opérerait de la même façon par un allégement des excitations violentes présentes chez le spectateur. Bernays conclut : "La catharsis est une définition, transférée du physique au psychique, du traitement d'un (être humain) oppressé, (traitement) qui ne cherche pas à transformer (ou à refouler) l'élément qui oppresse, mais (qui) veut (au contraire) exciter cet élément et le mettre en avant par poussées pour provoquer par là le soulagement de l'oppressé"Enfin, Bernays ajoute : "Il arrive dans les explications d'Aristote que ce n'est pas le matériau morbide qui apparaît comme l'objet de la catharsis, mais l'être humain déséquilibré".
La voie était ouverte pour les travaux d'un très proche parent de Bernays, Sigmund FreudUn concept "breuerien" Jacob Bernays était l'oncle paternel de Martha Bernays, la femme de Freud. Mais, dans les faits, Jacob Bernays était pour Martha beaucoup plus qu'un oncle. Martha, orpheline de père très tôt, avait trouvé en lui un véritable père de substitution. Pourtant, lorsque Freud, dans les Etudes sur l'Hystérie (1895), parle de la "catharsis" comme d'un "traitement", on ne peut pas savoir s'il avait à l'esprit les recherches de Bernays. Il est impossible de savoir avec certitude s'il avait travaillé ou même seulement lu le livre de l'oncle de sa femme... même si c'est très probable. Par contre, il est certain que Freud avait à l'esprit les recherches de Breuer. Breuer est en effet le premier à avoir introduit ce mot pour désigner le traitement des malades mentaux. Alors que sa patiente, Anna O. (la première patiente de la psychanalyse...) lui parlait de "cheminy sweeping" (littéralement "ramonage de cheminée") et de "talking cure" (littéralement "cure de parole") pour désigner le nouveau traitement des névroses que Breuer mettait au point avec elle, celui-ci préféra le mot de "catharsis"Cette méthode est décrite par Breuer lui-même (1895) comme une façon d'aider les patients à se remémorer leurs expériences traumatiques oubliées et à décharger les émotions empêchées ou contenues qui s'y rattachent. Le patient est invité à épancher sa rage, ses larmes, et à se soulager par l'expression des paroles et des sentiments jusque-là retenus. Freud applique lui-même cette technique pour la première fois en 1889 avec Emmy Von N. Mais très vite, il lui préfère une autre technique dans laquelle il tente l'effacement sous hypnose des souvenirs traumatiques.
Enfin, abandonnant l'hypnose, découvrant le refoulement et les diverses manifestations du retour du refoulé, Freud orientera la psychanalyse comme thérapie vers l'"association libre". La "catharsis", depuis, constitue une sorte de préhistoire de la psychanalyse..Explosion ou processus ? Pour Breuer et Freud, la catharsis est assez différente de ce qu'elle était pour Bernays. Il ne s'agit pas d'un simple exutoire - comme physiologique - d'énergies jusque-là contenues. Elle s'enracine dans une conception de l'appareil psychique. Pour eux, elle doit renouer avec le processus traumatique originel "avec autant d'intensité que possible (de telle façon) qu'il soit remis in statu nascendi, puis verbalement traduit". Pour qu'il y ait "abréaction" du traumatisme, il faut donc que les affects jusque-là retenus soient exprimés par la parole. Pour Freud, la catharsis est inséparable de la mise en mot, elle associe la reviviscence des affects sous une forme inchangée et leur traduction immédiate en paroles. Que les éprouvés doivent être convertis en paroles a sans doute pour le lecteur un parfum d'évidence. C'est devenu une idée "classique". Cela ne doit pas pour autant nous empêcher de nous interroger. L'affect converti en paroles est en effet objectivé et socialisé. Mais l'expression émotive et motrice d'affects jusque-là retenus est déjà une forme d'objectivation puisque, une fois exprimé, l'affect vient se situer dans le temps : après l'expression de l'affect, il y a un "avant" et un "après" de cette expression. Par ailleurs, les conditions d'expression des affects font que - quel que soit ce qu'en dise Freud -, ils sont toujours "traduits". L'expression "in statu nascendi" est un fantasme ! Faut-il rappeler qu'il est interdit de casser les objets dans le bureau du psychanalyste ? L'expression affective et motrice des affects reçoit toujours une forme de traduction adaptée aux circonstances indépendamment de leur mise en mots éventuelle. Pour ces deux raisons, l'expression émotive et motrice de la catharsis avant même toute mise en mot représente déjà une amorce de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteurEnfin, si un témoin assiste à cette expression, et même si aucun mot n'est échangé, cette expression est également une forme de socialisation, c'est à dire une manière de symbolisation à part entière.
Cette forme de symbolisation, parallèle à la symbolisation verbale, est essentielle. La catharsis "complète" ne passe pas seulement par la symbolisation verbale, mais comporte une part de réactions affectives, sensorielles et motrices à travers lesquelles les affects retenus reçoivent une mise en forme spécifique. Ces considérations vont se révéler très précieuses pour comprendre comment fonctionne la catharsis au spectacle. Mais tout d'abord, il nous faut préciser la nature de la "substance pathogène" postulée par Aristote et allégée par la catharsisLa "substance pathogène" Toutes les composantes de chaque nouvelle expérience nécessitent de recevoir une inscription psychique qui participe à leur symbolisation. Les obstacles qui peuvent l'entraver sont de plusieurs types. Freud en a pointé un dans l'existence d'un conflit entre désir et interdit, conflit générateur du mécanisme du refoulement. Un autre obstacle consiste dans l'existence d'un clivage du moi avec déni, soit que l'expérience nouvelle se greffe sur un clivage préexistant, soit qu'elle le produise. Ce dernier cas survient notamment en cas d'expérience particulièrement violente contre laquelle le sujet se préserve. La douleur enfouie peut alors surgir à l'occasion du récit de l'événement et entraîner la maladie du sujet, voire sa mort, comme pour cette religieuse tombée dans un coma mortel au moment où elle essayait de raconter à ses amis les crimes abominables auxquels elle avait assistés au Rwanda.
Enfin, un clivage avec déni peut se mettre en place sous l'effet de l'environnement social, en particulier lorsqu'il existe un conflit entre ce qu'un sujet éprouve et ce que son entourage peut accepter de ses éprouvés et de ses paroles. Tel est notamment le cas lorsqu'il existe un secret familialDans les cas où il existe un clivage avec déni, les éléments de l'expérience nouvelle sont symbolisés seulement en partie. L'autre partie est enfermée dans une sorte de vacuole psychique- une inclusion au sein du Moi- d'où ils sont tenus à l'écart du fonctionnement global de la personnalité. Ce que réalise l'expérience cathartique, c'est une ouverture de cette véritable boîte de Pandore. Les éléments psychiques qui y étaient gardés enfermés à l'écart du fonctionnement courant de la personnalité- et dont, pour cette raison, le sujet avait pu oublier l'existence- font un retour brutal à la conscience.Ces éléments sont essentiellement émotionnels, mais parfois il s'y ajoute des impulsions d'acte ou des mots restés en souffrance. Le sujet plongé "en catharsis" se sent poussé à commettre certains actes ou des mots lui sortent malgré lui de la bouche ! Le problème est que cette explosion est le plus souvent suivie par une phase de reconstitution de la vacuole psychique qui s'y est épanchée. Jusqu'à ce qu'une nouvelle explosion cathartique se produise, et ainsi de suite... L'évolution favorable de l'explosion cathartique est souvent empêchée par l'existence d'une imago de fixation interdictrice. Le repérage de ces imagos et leur désinvestissement progressif par le sujet représente un élément essentiel du travail du psychanalyste. C'est pourquoi, même si l'explosion cathartique déroute le psychanalyste, elle ne se tient pas pour autant à l'écart des effets de son travail. Le psychanalyste contribue, en dehors des moments d'explosion cathartique à lever les imagos de fixation interdictrices qui bloquent le processus de l'introjection. C'est pourquoi il ouvre la voie à une évolution favorable de l'expérience cathartique au cas où elle se produirait La catharsis interrompue par le spectacle
La catharsis au spectacle est assez différente de ce qu'elle est en cure. Ici, le patient est invité à formuler des énoncés chargés d'affects qui correspondent aux situations spécifiques qu'il a vécues. Au spectacle au contraire, on regarde, on écoute, on éprouve par identification aux personnages de la scène ou de l'écran, et parfois (rarement) on manifeste activement ce qu'on ressent. C'est pourquoi un spectacle est capable de provoquer le retour brutal d'émotions, de pensées ou d'images jusque-là tenus à l'écart de la conscience, mais qu'il est incapable d'assurer à lui seul les conditions qui permettent au sujet de faire face à ce retour dans de bonnes conditionsLe sujet qui vit une expérience cathartique y est toujours confronté au risque d'une submersion de sa personnalité par les affects, les images et les impulsions d'acte non maîtrisables qui caractérisaient l'expérience traumatique initiale. Ainsi s'explique qu'un fragment de spectacle apparemment anodin puisse provoquer des réactions d'une grande violence chez certains spectateurs. Une femme dut quitter la salle de projection où passait le film Pétain au moment du mitraillage, par l'aviation allemande, des colonnes de réfugiés : elle avait perdu ses deux parents dans une situation semblableIl peut arriver que la situation psychiquement élaborée ne concerne pas une situation vécue personnellement mais une situation vécue par un ascendant. Le spectacle qui en réalise une forme de mise en scène bouleverse alors le sujet non pas dans ses souvenirs personnels d'une situation effectivement vécue par lui, mais dans ses souvenirs de situations imaginées par lui au contact d'un parent porteur d'un secret douloureux. Par exemple, une scène de viol d'une servante par un noble vue au cinéma par une de mes patientes l'indisposa si fort qu'elle dût quitter la salle. Il s'avéra que cette scène correspondait à un événement crucial de son histoire familiale : sa grand-mère, blanchisseuse dans un château à la fin du siècle dernier, avait probablement été violée de la même façon par le maître de maison et sa mère était née de cette union. Ma patiente n'ignorait pas cette situation pour l'avoir entendu évoquer par sa mère, mais la voir représentée était plus qu'elle ne pouvait supporter. En effet, elle luttait en permanence contre les images de ce viol tout comme sa mère, toute sa vie, avait lutté contre elles. Dans ces deux exemples, l'effet cathartique du spectacle s'était trouvé brutalement interrompu par le spectateur lui-même. Faut-il alors renoncer à croire que le spectacle puisse être cathartique et le rendre à son seul effet divertissant ? Heureusement, l'expérience cathartique au spectacle peut aussi évoluer favorablementDu lien social Avec l'expérience cathartique, le sujet plonge dans un bain d'émotions, de sentiments et d'états du corps qui étaient tenus jusque-là à l'écart de sa conscience. Pour la première fois, il fait corps avec leur expression en s'y identifiant totalement. Si cette expression n'est pas entravée, elle participe à une forme de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteur d'émotions, de pensées et d'états du corps restés jusque-là en souffrance.
Cette mise en sens est comparable à une "dépossession" spontanée par laquelle un sujet se libérerait du démon qui le hantait en lui donnant une figure à travers ses mimiques, ses cris et ses gestes. Mais faute d'un rituel social qui objective cette dépossession en la nommant il y a tout lieu de craindre que le démon ne reprenne bientôt sa place dans le sujet ! De même, lorsque la catharsis n'est pas suivie d'une symbolisation de l'expérience traumatique étayée sur le lien social, il y a tout lieu de craindre que les barrages soudainement rompus à sa faveur ne se reconstituent rapidement. Sa logique propre est celle d'un soulagement, puis d'un retour à l'état de charge initial, jusqu'à l'explosion suivante, et ainsi de suiteL'évolution favorable de l'expérience cathartique nécessite d'abord qu'un témoin en reçoive l'écho et assure ainsi un début d'introjection dans le Moi conscient du spectateur des émotions, des sentiments et des représentations qui s'y manifestent. Le travail de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteur peut alors avoir un effet sédatif durable sans pour autant que le sujet ait conscience de ce qui s'est passéL'effet thérapeutique de la catharsis existe parfois sans qu'il y ait eu mise en mot de l'événement traumatique qui est à son origine. Mais en général, cet effet reste très fragile tant que l'explosion cathartique ne trouve pas un prolongement dans la symbolisation verbale. C'est le cas lorsque le sujet nomme ce qui s'est passé pour lui avec des proches ou des amisEnfin, pour si importante qu'elle soit, cette forme de symbolisation verbale avec des proches ne saurait être confondue avec la symbolisation verbale achevée telle qu'elle est menée au cours d'un travail psychothérapeutique et surtout psychanalytique.
Dans cette dernière, l'événement initial resté en souffrance et qui a causé l'explosion émotionnelle de la catharsis sans pour autant la signer se trouve reconnu et nommé ; et les effets complexes de cet événement sur le sujet sont eux aussi reconnus et explorésOn comprend mieux, maintenant l'ambiguïté du mot de "catharsis". Il désigne à la fois une intention autothérapeutique inconsciente et une expérience émotionnelle consciente. Mais la logique de la seconde correspond bien rarement aux attentes de la première ! Revenons en maintenant à Aristote. Si la pitié et la crainte étaient les deux seuls sentiments retenus par lui comme susceptibles d'être touchés par un effet cathartique du théâtre, nous en voyons mieux la cause. Ces deux sentiments, à la différence de la colère ou de l'indignation, ne s'accompagnent pas d'un effet visible. Le spectateur qui retrouve, face à un spectacle, des sentiments de peur ou de pitié, les éprouve dans le secret de son coeur. Aristote aurait pu y ajouter la tristesse : on pleure beaucoup au spectacle- les femmes notamment- et cela peut se faire sans trop déranger nos voisins... Par contre, la colère ou l'indignation, éprouvées et manifestées pendant un spectacle- non pas contre celui-ci, mais en empathie avec lui- risqueraient bien de perturber le spectacle ! On voit cela parfois, pourtant, lorsque le public n'est pas lissé par une culture de la retenue émotionnelle. J'ai le souvenir d'un western vu dans un cinéma de quartier. Le public, essentiellement constitué de travailleurs immigrés, semblait avoir pris le "méchant" du film comme cible de toutes ses frustrations rentrées. Cela fonctionnait d'autant mieux que les traumatismes subis et refoulés étaient, pour l'ensemble de ces spectateurs, des traumatismes communs. Non seulement les insultes hurlées par les plus actifs parmi les spectateurs ne gênaient pas les autres, mais encore elles les libéraient, par identification, des humiliations subies dans leur vie quotidienne et auxquelles ils n'avaient pu réagir que par une colère silencieuseL'expressivité de chacun, soutenue, encouragée et prise en relais par les autres, assurait une catharsis réussie à travers une symbolisation sensori-affectivo-motrice et verbale soutenue par le groupe.
De même au Japon, apparurent après la guerre de très nombreux films "lacrymogènes" classés en trois catégories : "un, deux ou trois mouchoirs". Les japonais avaient tant de larmes à verser ! La défaite militaire, leurs illusions perdues, l'humiliation de l'occupation, Hiroshima et Nagasaki, leurs morts soi-disant "pour la patrie", etc. Ces films permettaient probablement aux Japonais d'exorciser une tristesse que les convenances sociales- et notamment l'obligation faite par le gouvernement d'appliquer aux occupants américains les traditionnelles lois de l'hospitalité japonaise- empêchaient de verser en d'autres circonstances..Efficacité et limites de la catharsis A un moment où l'Eglise excommuniait les acteurs et accusait les auteurs de théâtre de pervertir la société, certains ont été tentés de promouvoir le théâtre en une institution de redressement moral rivale de l'Eglise. Grâce à la "catharsis", la tragédie promettait la transformation des vices en vertus par le plaisir là où l'Eglise exhortait au même résultat par la souffrance ! Mais ceux qui ont engagé la catharsis du côté de la morale l'ont fourvoyée. Son efficacité ne vient pas de l'évacuation de désirs refoulés, mais du déverrouillage de sensations et d'émotions liées à une expérience traumatique antérieure. La catharsis ne peut éviter un destin de serial killer que dans la mesure où celui-ci aurait été déterminé par des expériences traumatiques restées en souffrance ! Enfin, comme l'avait entrevu Aristote, l'explosion cathartique survient d'autant plus facilement qu'elle est collective. Alors s'associent en elle plusieurs spectateurs ayant vécu des expériences traumatiques proches, voire semblables. L'effet résolutoire de l'expression cathartique est inséparable du lien social. On peut même dire que la catharsis est une forme de lien social, le plus intense peut-être qu'un spectacle puisse créer. Le caractère collectif d'un spectacle ne suffit pourtant pas à assurer l'efficacité cathartique. La dévotion au spectacle envisagé comme produit culturel à apprécier- ou à rejeter avec les nuances d'usage- empêche le plus sûrement que cet effet puisse opérer. Spectateurs, encore un effort de spontanéité pour que le spectacle vous devienne cathartique ! Pourtant, la catharsis a aussi des limites. Si son explosion a parfois des effets sédatifs durables, c'est parce qu'elle réalise une forme de symbolisation sensori-affectivo-motrice soutenue par une communion imaginaire, intellectuelle et affective au sein d'un groupe.
Mais jamais une explosion cathartique ne peut guérir d'un traumatisme en une seule fois. Et il est peu probable que, même répétée, elle ne puisse guérir d'un traumatisme grave autour duquel la personnalité s'est organisée. Son effet est heureusement considérablement renforcé si un début de symbolisation verbale est assuré dans les échanges avec des proches et des amis. Aller au spectacle accompagné et prendre un pot ensemble à la sortie sera toujours irremplaçable... même si ce n'est pas suffisant pour résoudre, dans tous les cas, les violentes irruptions affectives de l'expérience cathartique
Tel est l'enjeu de la "catharsis"Du théâtre comme maison de redressement moral Rappelons d'abord le texte d'Aristote : "Donc la tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevée et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnement d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la catharsis propre à pareilles émotions. J'appelle "langage relevé d'assaisonnement" celui qui a rythme, mélodie et chant ; et j'entends par "assaisonnement d'une espèce particulière" que certaines parties sont exécutées simplement à l'aide du mètre, tandis que d'autres, par contre, le sont à l'aide du chant"A partir de la redécouverte d'Aristote en Occident au Moyen Age, de nombreux auteurs ont tenu sur la "catharsis" théâtrale un point de vue moralisateur. Lessing a excellé dans ce sens, et son point de vue a été longtemps dominant. La tragédie assurerait la métamorphose des passions en capacités vertueuses.
La catharsis est alors, selon les auteurs, pensée soit comme une "purgation", soit comme une "purification". Traduit par "purgation", le mot fait référence à la façon dont l'âme est débarrassée de ses émotions excessives par le spectacle. Au contraire, traduit par "purification", il désigne la façon dont les émotions sont épurées à l'intérieur de l'âme par le moyen du spectacle, comme par une alchimie de séparation du pur et de l'impur. Dans le premier cas, c'est l'âme qui est épurée : c'est la catharsis "dionysiaque". Dans le second, ce sont les passions seules : c'est la catharsis "apollinienne". Ainsi la mise en scène de la cruauté, de l'ambition ou de la colère libérerait les spectateurs de ces mêmes tendances chez euxLe spectacle de la violence serait le gardien des vertus civiques. Pourtant, le texte d'Aristote ne parle pas de "catharsis" pour les passions en général, mais seulement pour la crainte et pour la pitié. C'est pourquoi, pour certains auteurs, les effets de la catharsis seraient limités à ces deux formes d'émotions. La tragédie permettrait seulement à ses spectateurs de s'affermir contre les risques que pourraient entraîner des craintes ou des pitiés excessives dans la vie courante, autrement dit de s'immuniser contre les écarts de celles-ci en les modérant. C'est en ce sens que Racine a pu écrire que la tragédie, en "excitant la terreur et la pitié, purge et tempère ces sortes de passion"Bernays balaiera l'ensemble de ces distinctions comme autant de variantes de la même funeste tendance moralisatriceUne définition transférée du physique au psychique A partir d'une étude de la Politique, Bernays (1858) montre que le point de vue d'Aristote n'est ni moral ni hédoniste. "C'est un point de vue pathologique" écrit-il (souligné par l'auteur). Aristote, qui était fils de médecin, aurait été guidé dans l'emploi du mot "catharsis" par une préoccupation thérapeutique et non morale. Preuve en est que le philosophe compare la "catharsis" procurée par la musique et la tragédie à un soulagement de phénomènes morbides physiques. Il écrit, rappelle Bernays, qu'un traitement qui utilise des moyens cathartiques "élimine la substance pathogène" en agissant par "allégement" de celle-ci. La catharsis théâtrale opérerait de la même façon par un allégement des excitations violentes présentes chez le spectateur. Bernays conclut : "La catharsis est une définition, transférée du physique au psychique, du traitement d'un (être humain) oppressé, (traitement) qui ne cherche pas à transformer (ou à refouler) l'élément qui oppresse, mais (qui) veut (au contraire) exciter cet élément et le mettre en avant par poussées pour provoquer par là le soulagement de l'oppressé"Enfin, Bernays ajoute : "Il arrive dans les explications d'Aristote que ce n'est pas le matériau morbide qui apparaît comme l'objet de la catharsis, mais l'être humain déséquilibré".
La voie était ouverte pour les travaux d'un très proche parent de Bernays, Sigmund FreudUn concept "breuerien" Jacob Bernays était l'oncle paternel de Martha Bernays, la femme de Freud. Mais, dans les faits, Jacob Bernays était pour Martha beaucoup plus qu'un oncle. Martha, orpheline de père très tôt, avait trouvé en lui un véritable père de substitution. Pourtant, lorsque Freud, dans les Etudes sur l'Hystérie (1895), parle de la "catharsis" comme d'un "traitement", on ne peut pas savoir s'il avait à l'esprit les recherches de Bernays. Il est impossible de savoir avec certitude s'il avait travaillé ou même seulement lu le livre de l'oncle de sa femme... même si c'est très probable. Par contre, il est certain que Freud avait à l'esprit les recherches de Breuer. Breuer est en effet le premier à avoir introduit ce mot pour désigner le traitement des malades mentaux. Alors que sa patiente, Anna O. (la première patiente de la psychanalyse...) lui parlait de "cheminy sweeping" (littéralement "ramonage de cheminée") et de "talking cure" (littéralement "cure de parole") pour désigner le nouveau traitement des névroses que Breuer mettait au point avec elle, celui-ci préféra le mot de "catharsis"Cette méthode est décrite par Breuer lui-même (1895) comme une façon d'aider les patients à se remémorer leurs expériences traumatiques oubliées et à décharger les émotions empêchées ou contenues qui s'y rattachent. Le patient est invité à épancher sa rage, ses larmes, et à se soulager par l'expression des paroles et des sentiments jusque-là retenus. Freud applique lui-même cette technique pour la première fois en 1889 avec Emmy Von N. Mais très vite, il lui préfère une autre technique dans laquelle il tente l'effacement sous hypnose des souvenirs traumatiques.
Enfin, abandonnant l'hypnose, découvrant le refoulement et les diverses manifestations du retour du refoulé, Freud orientera la psychanalyse comme thérapie vers l'"association libre". La "catharsis", depuis, constitue une sorte de préhistoire de la psychanalyse..Explosion ou processus ? Pour Breuer et Freud, la catharsis est assez différente de ce qu'elle était pour Bernays. Il ne s'agit pas d'un simple exutoire - comme physiologique - d'énergies jusque-là contenues. Elle s'enracine dans une conception de l'appareil psychique. Pour eux, elle doit renouer avec le processus traumatique originel "avec autant d'intensité que possible (de telle façon) qu'il soit remis in statu nascendi, puis verbalement traduit". Pour qu'il y ait "abréaction" du traumatisme, il faut donc que les affects jusque-là retenus soient exprimés par la parole. Pour Freud, la catharsis est inséparable de la mise en mot, elle associe la reviviscence des affects sous une forme inchangée et leur traduction immédiate en paroles. Que les éprouvés doivent être convertis en paroles a sans doute pour le lecteur un parfum d'évidence. C'est devenu une idée "classique". Cela ne doit pas pour autant nous empêcher de nous interroger. L'affect converti en paroles est en effet objectivé et socialisé. Mais l'expression émotive et motrice d'affects jusque-là retenus est déjà une forme d'objectivation puisque, une fois exprimé, l'affect vient se situer dans le temps : après l'expression de l'affect, il y a un "avant" et un "après" de cette expression. Par ailleurs, les conditions d'expression des affects font que - quel que soit ce qu'en dise Freud -, ils sont toujours "traduits". L'expression "in statu nascendi" est un fantasme ! Faut-il rappeler qu'il est interdit de casser les objets dans le bureau du psychanalyste ? L'expression affective et motrice des affects reçoit toujours une forme de traduction adaptée aux circonstances indépendamment de leur mise en mots éventuelle. Pour ces deux raisons, l'expression émotive et motrice de la catharsis avant même toute mise en mot représente déjà une amorce de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteurEnfin, si un témoin assiste à cette expression, et même si aucun mot n'est échangé, cette expression est également une forme de socialisation, c'est à dire une manière de symbolisation à part entière.
Cette forme de symbolisation, parallèle à la symbolisation verbale, est essentielle. La catharsis "complète" ne passe pas seulement par la symbolisation verbale, mais comporte une part de réactions affectives, sensorielles et motrices à travers lesquelles les affects retenus reçoivent une mise en forme spécifique. Ces considérations vont se révéler très précieuses pour comprendre comment fonctionne la catharsis au spectacle. Mais tout d'abord, il nous faut préciser la nature de la "substance pathogène" postulée par Aristote et allégée par la catharsisLa "substance pathogène" Toutes les composantes de chaque nouvelle expérience nécessitent de recevoir une inscription psychique qui participe à leur symbolisation. Les obstacles qui peuvent l'entraver sont de plusieurs types. Freud en a pointé un dans l'existence d'un conflit entre désir et interdit, conflit générateur du mécanisme du refoulement. Un autre obstacle consiste dans l'existence d'un clivage du moi avec déni, soit que l'expérience nouvelle se greffe sur un clivage préexistant, soit qu'elle le produise. Ce dernier cas survient notamment en cas d'expérience particulièrement violente contre laquelle le sujet se préserve. La douleur enfouie peut alors surgir à l'occasion du récit de l'événement et entraîner la maladie du sujet, voire sa mort, comme pour cette religieuse tombée dans un coma mortel au moment où elle essayait de raconter à ses amis les crimes abominables auxquels elle avait assistés au Rwanda.
Enfin, un clivage avec déni peut se mettre en place sous l'effet de l'environnement social, en particulier lorsqu'il existe un conflit entre ce qu'un sujet éprouve et ce que son entourage peut accepter de ses éprouvés et de ses paroles. Tel est notamment le cas lorsqu'il existe un secret familialDans les cas où il existe un clivage avec déni, les éléments de l'expérience nouvelle sont symbolisés seulement en partie. L'autre partie est enfermée dans une sorte de vacuole psychique- une inclusion au sein du Moi- d'où ils sont tenus à l'écart du fonctionnement global de la personnalité. Ce que réalise l'expérience cathartique, c'est une ouverture de cette véritable boîte de Pandore. Les éléments psychiques qui y étaient gardés enfermés à l'écart du fonctionnement courant de la personnalité- et dont, pour cette raison, le sujet avait pu oublier l'existence- font un retour brutal à la conscience.Ces éléments sont essentiellement émotionnels, mais parfois il s'y ajoute des impulsions d'acte ou des mots restés en souffrance. Le sujet plongé "en catharsis" se sent poussé à commettre certains actes ou des mots lui sortent malgré lui de la bouche ! Le problème est que cette explosion est le plus souvent suivie par une phase de reconstitution de la vacuole psychique qui s'y est épanchée. Jusqu'à ce qu'une nouvelle explosion cathartique se produise, et ainsi de suite... L'évolution favorable de l'explosion cathartique est souvent empêchée par l'existence d'une imago de fixation interdictrice. Le repérage de ces imagos et leur désinvestissement progressif par le sujet représente un élément essentiel du travail du psychanalyste. C'est pourquoi, même si l'explosion cathartique déroute le psychanalyste, elle ne se tient pas pour autant à l'écart des effets de son travail. Le psychanalyste contribue, en dehors des moments d'explosion cathartique à lever les imagos de fixation interdictrices qui bloquent le processus de l'introjection. C'est pourquoi il ouvre la voie à une évolution favorable de l'expérience cathartique au cas où elle se produirait La catharsis interrompue par le spectacle
La catharsis au spectacle est assez différente de ce qu'elle est en cure. Ici, le patient est invité à formuler des énoncés chargés d'affects qui correspondent aux situations spécifiques qu'il a vécues. Au spectacle au contraire, on regarde, on écoute, on éprouve par identification aux personnages de la scène ou de l'écran, et parfois (rarement) on manifeste activement ce qu'on ressent. C'est pourquoi un spectacle est capable de provoquer le retour brutal d'émotions, de pensées ou d'images jusque-là tenus à l'écart de la conscience, mais qu'il est incapable d'assurer à lui seul les conditions qui permettent au sujet de faire face à ce retour dans de bonnes conditionsLe sujet qui vit une expérience cathartique y est toujours confronté au risque d'une submersion de sa personnalité par les affects, les images et les impulsions d'acte non maîtrisables qui caractérisaient l'expérience traumatique initiale. Ainsi s'explique qu'un fragment de spectacle apparemment anodin puisse provoquer des réactions d'une grande violence chez certains spectateurs. Une femme dut quitter la salle de projection où passait le film Pétain au moment du mitraillage, par l'aviation allemande, des colonnes de réfugiés : elle avait perdu ses deux parents dans une situation semblableIl peut arriver que la situation psychiquement élaborée ne concerne pas une situation vécue personnellement mais une situation vécue par un ascendant. Le spectacle qui en réalise une forme de mise en scène bouleverse alors le sujet non pas dans ses souvenirs personnels d'une situation effectivement vécue par lui, mais dans ses souvenirs de situations imaginées par lui au contact d'un parent porteur d'un secret douloureux. Par exemple, une scène de viol d'une servante par un noble vue au cinéma par une de mes patientes l'indisposa si fort qu'elle dût quitter la salle. Il s'avéra que cette scène correspondait à un événement crucial de son histoire familiale : sa grand-mère, blanchisseuse dans un château à la fin du siècle dernier, avait probablement été violée de la même façon par le maître de maison et sa mère était née de cette union. Ma patiente n'ignorait pas cette situation pour l'avoir entendu évoquer par sa mère, mais la voir représentée était plus qu'elle ne pouvait supporter. En effet, elle luttait en permanence contre les images de ce viol tout comme sa mère, toute sa vie, avait lutté contre elles. Dans ces deux exemples, l'effet cathartique du spectacle s'était trouvé brutalement interrompu par le spectateur lui-même. Faut-il alors renoncer à croire que le spectacle puisse être cathartique et le rendre à son seul effet divertissant ? Heureusement, l'expérience cathartique au spectacle peut aussi évoluer favorablementDu lien social Avec l'expérience cathartique, le sujet plonge dans un bain d'émotions, de sentiments et d'états du corps qui étaient tenus jusque-là à l'écart de sa conscience. Pour la première fois, il fait corps avec leur expression en s'y identifiant totalement. Si cette expression n'est pas entravée, elle participe à une forme de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteur d'émotions, de pensées et d'états du corps restés jusque-là en souffrance.
Cette mise en sens est comparable à une "dépossession" spontanée par laquelle un sujet se libérerait du démon qui le hantait en lui donnant une figure à travers ses mimiques, ses cris et ses gestes. Mais faute d'un rituel social qui objective cette dépossession en la nommant il y a tout lieu de craindre que le démon ne reprenne bientôt sa place dans le sujet ! De même, lorsque la catharsis n'est pas suivie d'une symbolisation de l'expérience traumatique étayée sur le lien social, il y a tout lieu de craindre que les barrages soudainement rompus à sa faveur ne se reconstituent rapidement. Sa logique propre est celle d'un soulagement, puis d'un retour à l'état de charge initial, jusqu'à l'explosion suivante, et ainsi de suiteL'évolution favorable de l'expérience cathartique nécessite d'abord qu'un témoin en reçoive l'écho et assure ainsi un début d'introjection dans le Moi conscient du spectateur des émotions, des sentiments et des représentations qui s'y manifestent. Le travail de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteur peut alors avoir un effet sédatif durable sans pour autant que le sujet ait conscience de ce qui s'est passéL'effet thérapeutique de la catharsis existe parfois sans qu'il y ait eu mise en mot de l'événement traumatique qui est à son origine. Mais en général, cet effet reste très fragile tant que l'explosion cathartique ne trouve pas un prolongement dans la symbolisation verbale. C'est le cas lorsque le sujet nomme ce qui s'est passé pour lui avec des proches ou des amisEnfin, pour si importante qu'elle soit, cette forme de symbolisation verbale avec des proches ne saurait être confondue avec la symbolisation verbale achevée telle qu'elle est menée au cours d'un travail psychothérapeutique et surtout psychanalytique.
Dans cette dernière, l'événement initial resté en souffrance et qui a causé l'explosion émotionnelle de la catharsis sans pour autant la signer se trouve reconnu et nommé ; et les effets complexes de cet événement sur le sujet sont eux aussi reconnus et explorésOn comprend mieux, maintenant l'ambiguïté du mot de "catharsis". Il désigne à la fois une intention autothérapeutique inconsciente et une expérience émotionnelle consciente. Mais la logique de la seconde correspond bien rarement aux attentes de la première ! Revenons en maintenant à Aristote. Si la pitié et la crainte étaient les deux seuls sentiments retenus par lui comme susceptibles d'être touchés par un effet cathartique du théâtre, nous en voyons mieux la cause. Ces deux sentiments, à la différence de la colère ou de l'indignation, ne s'accompagnent pas d'un effet visible. Le spectateur qui retrouve, face à un spectacle, des sentiments de peur ou de pitié, les éprouve dans le secret de son coeur. Aristote aurait pu y ajouter la tristesse : on pleure beaucoup au spectacle- les femmes notamment- et cela peut se faire sans trop déranger nos voisins... Par contre, la colère ou l'indignation, éprouvées et manifestées pendant un spectacle- non pas contre celui-ci, mais en empathie avec lui- risqueraient bien de perturber le spectacle ! On voit cela parfois, pourtant, lorsque le public n'est pas lissé par une culture de la retenue émotionnelle. J'ai le souvenir d'un western vu dans un cinéma de quartier. Le public, essentiellement constitué de travailleurs immigrés, semblait avoir pris le "méchant" du film comme cible de toutes ses frustrations rentrées. Cela fonctionnait d'autant mieux que les traumatismes subis et refoulés étaient, pour l'ensemble de ces spectateurs, des traumatismes communs. Non seulement les insultes hurlées par les plus actifs parmi les spectateurs ne gênaient pas les autres, mais encore elles les libéraient, par identification, des humiliations subies dans leur vie quotidienne et auxquelles ils n'avaient pu réagir que par une colère silencieuseL'expressivité de chacun, soutenue, encouragée et prise en relais par les autres, assurait une catharsis réussie à travers une symbolisation sensori-affectivo-motrice et verbale soutenue par le groupe.
De même au Japon, apparurent après la guerre de très nombreux films "lacrymogènes" classés en trois catégories : "un, deux ou trois mouchoirs". Les japonais avaient tant de larmes à verser ! La défaite militaire, leurs illusions perdues, l'humiliation de l'occupation, Hiroshima et Nagasaki, leurs morts soi-disant "pour la patrie", etc. Ces films permettaient probablement aux Japonais d'exorciser une tristesse que les convenances sociales- et notamment l'obligation faite par le gouvernement d'appliquer aux occupants américains les traditionnelles lois de l'hospitalité japonaise- empêchaient de verser en d'autres circonstances..Efficacité et limites de la catharsis A un moment où l'Eglise excommuniait les acteurs et accusait les auteurs de théâtre de pervertir la société, certains ont été tentés de promouvoir le théâtre en une institution de redressement moral rivale de l'Eglise. Grâce à la "catharsis", la tragédie promettait la transformation des vices en vertus par le plaisir là où l'Eglise exhortait au même résultat par la souffrance ! Mais ceux qui ont engagé la catharsis du côté de la morale l'ont fourvoyée. Son efficacité ne vient pas de l'évacuation de désirs refoulés, mais du déverrouillage de sensations et d'émotions liées à une expérience traumatique antérieure. La catharsis ne peut éviter un destin de serial killer que dans la mesure où celui-ci aurait été déterminé par des expériences traumatiques restées en souffrance ! Enfin, comme l'avait entrevu Aristote, l'explosion cathartique survient d'autant plus facilement qu'elle est collective. Alors s'associent en elle plusieurs spectateurs ayant vécu des expériences traumatiques proches, voire semblables. L'effet résolutoire de l'expression cathartique est inséparable du lien social. On peut même dire que la catharsis est une forme de lien social, le plus intense peut-être qu'un spectacle puisse créer. Le caractère collectif d'un spectacle ne suffit pourtant pas à assurer l'efficacité cathartique. La dévotion au spectacle envisagé comme produit culturel à apprécier- ou à rejeter avec les nuances d'usage- empêche le plus sûrement que cet effet puisse opérer. Spectateurs, encore un effort de spontanéité pour que le spectacle vous devienne cathartique ! Pourtant, la catharsis a aussi des limites. Si son explosion a parfois des effets sédatifs durables, c'est parce qu'elle réalise une forme de symbolisation sensori-affectivo-motrice soutenue par une communion imaginaire, intellectuelle et affective au sein d'un groupe.
Mais jamais une explosion cathartique ne peut guérir d'un traumatisme en une seule fois. Et il est peu probable que, même répétée, elle ne puisse guérir d'un traumatisme grave autour duquel la personnalité s'est organisée. Son effet est heureusement considérablement renforcé si un début de symbolisation verbale est assuré dans les échanges avec des proches et des amis. Aller au spectacle accompagné et prendre un pot ensemble à la sortie sera toujours irremplaçable... même si ce n'est pas suffisant pour résoudre, dans tous les cas, les violentes irruptions affectives de l'expérience cathartique
<< Accueil