12 avril 2006

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

Orpheus and Eurydice, Charles de Sousy Ricketts, 1922.



Orphée dans l'art chrétien

Il nous reste à dire quelques mots des monuments chrétiens où figure Orphée, monuments moins nombreux qu'on ne l'a dit, mais qui n'en présentent pas moins un grand intérêt. On peut s'étonner d'abord que le héros Thrace, l'aède des Argonautes, l'initiateur des mystères, le révélateur de l'orphisme, ait trouvé place aux Catacombes. On a imaginé là-dessus bien des hypothèses, dont plusieurs aventureuses. Le plus simple est d'interroger les intéressés, c'est-à-dire les chrétiens des premiers siècles. Les fidèles croyaient qu'Orphée avait connu en Egypte les livres de Moïse, et que dès lors il avait professé le monothéisme. On allait plus loin ; on admettait que, comme les Sibylles, il avait entrevu et prêché la doctrine du Verbe. Enfin, on le considérait comme une sorte de précurseur du Christ : Orphée charmant les animaux était l'image du Christ attirant les âmes. Les livres orphiques étaient familiers à Clément d'Alexandrie et à plusieurs autres apologistes. Le recueil des Orphica contient même bien des interpolations chrétiennes.

Les fidèles y retrouvaient avec plaisir plusieurs de leurs doctrines favorites : l'unité divine, le péché originel, la nécessité d'une purification, les joies du Paradis réservées aux élus. Puisque Orphée avait sur tant de points pensé comme eux et qu'il s'était d'ailleurs inspiré de Moïse, ils n'avaient pas de scrupule à le considérer comme un des leurs, tout au moins comme un précurseur. Ils acceptèrent donc la légende si populaire de l'Orphée charmeur, et peu à peu le tournèrent en symbole.C'est ce que montre bien l'étude des monuments conservés. Les scènes figurées, qui presque toutes représentent Orphée charmant les animaux, se répartissent entre deux classes, où l'on suit l'évolution du type. A l'origine, les artistes se contentent de copier l'art païen ; plus tard, ils interprètent et idéalisent la physionomie d'Orphée.A la première catégorie appartiennent deux peintures du cimetière de Domitilla. C'est d'abord un plafond : au milieu d'un cadre octogonal, qu'entourent huit compartiments à scènes bibliques, Orphée, vêtu d'une tunique flottante et coiffé d'un bonnet phrygien, est assis sur un rocher et joue de la cithare ; à droite et à gauche, un arbre où perchent un paon et d'autres oiseaux ; aux pieds du chanteur, divers animaux, dont un lion, un cheval, une tortue, un serpent. Une autre fresque, au fond d'un arcosolium, montre Orphée dans la même attitude et le même costume, entre deux arbres et des oiseaux ; à droite, deux lions ; à gauche, un boeuf et deux chameaux. Ces deux fresques sont étroitement apparentées à l'art païen.Tout autres sont les peintures de la seconde catégorie. La figure du héros, moins personnelle et moins vivante, y devient un symbole. Dans un arcosolium du cimetière de Priscilla, Orphée n'a plus autour de lui que les animaux symboliques, familiers à l'art chrétien : le bélier, la brebis, le chien, la colombe.

La scène est encore plus simple et plus abstraite sur un plafond du cimetière de Calliste : Orphée, transformé en «Bon Pasteur», n'a plus pour auditeurs que deux brebis.
C'est ce dernier type qu'adoptèrent les sculpteurs chrétiens. Sur un sarcophage d'Ostie (fig. 5136), Orphée, en costume romain du temps, n'est plus caractérisé que par le bonnet phrygien, équivalent conventionnel du bonnet thrace ; il ne joue que pour une colombe et un bélier, d'ailleurs très attentifs ; la scène laisse une impression toute mystique. Mêmes caractères sur des sarcophages de Porto Torres et de Cacarens, sur une pyxis de Brioude, sur un sceau de Spalato.

On a récemment découvert à Jérusalem, près de la porte de Damas, une mosaïque où est représentée une scène analogue. Cette mosaïque se trouvait dans un cimetière chrétien, et parait elle-même chrétienne. Orphée s'y montre avec sa physionomie symbolique, comme dans les fresques les plus récentes des Catacombes ; près de lui sont deux femmes, Theodosia et Georgia, en qui l'on a voulu reconnaître des saintes. Si l'interprétation est justifiée, cette mosaïque de Jérusalem, qui date probablement du iv ou du ve siècle, marquerait la dernière étape dans l'évolution du type. Orphée ne serait plus seulement un symbole de christianisme ; associé à des saints, il serait devenu lui-même une sorte de saint. Mais il convient d'attendre de nouvelles découvertes, avant d'admettre cette conclusion.En Occident, aucun des monuments chrétiens où figure Orphée ne parait postérieur au IVe siècle. Et l'on s'explique aisément pourquoi. A force de simplifier et d'idéaliser la scène, on en avait supprimé tous les traits caractéristiques : Orphée disparut sans doute de l'art chrétien, parce qu'il s'était identifié avec le Bon Pasteur.