18 février 2006

Ataraxie, protection, sommeil ... artificiels et irréalisables


Giorgione , Sleeping venus, 1500.













Le mot besoin implique l’état d’un être vivant à l’égard de ce qui est nécessaire à sa conservation. L’animal a des besoins, comme l’homme peut aussi en avoir. Le besoin de sommeil, le besoin de manger, le besoin de boire, le besoin de respirer sont des besoins au sens strict. Un besoin se signale par des sensations spécifiques : soit dans l’ordre ici de la fatigue, la faim, la soif, l’étouffement. Il réapparaît de manière cyclique ou périodique, suivant l’horloge biologique de l’organisme. L’apparition d’un besoin appelle une réaction appropriée devant laquelle l’animal ne se dérobe pas. A l’inverse, l’homme, quand bien même il recevrait les signes avant-coureurs du besoin, est tout à fait capable de les outrepasser ou de les négliger. Nous n’écoutons pas nos besoins et nous les connaissons très mal. L’animal ne s’en écarte pas. Le chien qui se sent malade se met à jeûner de lui-même, tandis que l’être humain peut faire le contraire de ce que son instinct lui dicterait, s’il pouvait l’écouter. L’homme dispose d’une liberté de choix, d’un libre-arbitre, il n’est pas esclave des besoins, il peut les contrôler, les refuser ou les accepter. Le besoin caractérise la conscience vitale, il est par définition organique ou biologique. (texte) Or, parce que nous sommes essentiellement une conscience mentale, nous nous posons aisément face à face avec la conscience vitale. Il n’en reste pas moins pourtant que nous sommes bien des êtres incarnés et nous ne pouvons pas indéfiniment faire fi des exigences du corps. La privation de sommeil conduit à la mort au bout de quelques jours. Le corps ne pouvant éliminer les toxines dans le sommeil finit par s’empoisonner lui-même. La privation de l’état de rêve conduit semble-t-il, l‘homme à la folie, dans une sorte d’intoxication mentale. La privation de veille rend l’homme apathique. Nous devons assurer la satisfaction du besoin de nourriture et d’eau, sous peine d’encourir des troubles, puis la mort. Ce qui est en cause dans la satisfaction du besoin, c’est l’intégrité du vivant, l’intégrité de la vie biologique. Toute mise en cause à l’égard des besoins de l’individu, se traduit par une série de sensations douloureuses. Les sensations que le corps envoie sont des signes de ce que son intégrité est mise à mal et qu’il faut remédier à cette situation pour la retrouver. Quand un malaise s’installe dans l’organisme, il se perpétue comme douleur.

Cette relation à l’intégrité du corps nous montre que le besoin est inséparable de la tendance naturelle à la conservation de soi qui régit tout être vivant. La vie biologique veut toujours se conserver et s’accroître, et elle le fait en entretenant constamment sa propre structure. Or ce maintien de la structure du vivant suppose un échange constant avec le milieu, une régulation du corps, ce qui se traduit par de multiples besoins.
Nous pourrions alors appeler par extension besoins matériels l’ensemble des satisfactions nécessaires à la conservation de l’être humain, ce qui engloberait les différents besoins. A ce titre, il est indéniable que l’homme a besoin de : se vêtir, de bénéficier d’un abri, d’être secouru dans la maladie, de recevoir une éducation correcte, des soins et d'une culture etc. Bref, il y a des besoins qui semblent nécessaires pour vivre et sans lesquels on ne voit pas comment une vie proprement humaine pourrait s’établir. Le médecin a compétence pour apprécier la mesure des besoins biologiques. Il revient à l’économie politique de veiller à la répartition et à la satisfaction des besoins en société, car une société est structurée sur l’échange et c’est l’échange qui permet la satisfaction des besoins de tous.

Cependant cette acception du terme de besoin a un inconvénient en raison de son extension abusive. On finit par y incorporer tout et n’importe quoi. Il est très facile de poser une multitude de besoins et de dire qu’ils sont « nécessaires ». Pourquoi ne pas parler d’un " besoin vital " au sujet du téléphone portable, de la télévision, de la chaîne hi-fi, de l’ordinateur ou du four à micro-onde etc. ? On peut alors se demander ensuite si l’on ne fait pas passer pour des besoins ce qui est en fait plutôt relatif à un ordre qui est celui du désir. Faut-il se battre pour que chacun puisse avoir tel ou tel objet technique, en considérant que c’est un besoin essentiel à notre vie ? Qu’est-ce qui est réellement essentiel à la vie et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comment définir le besoin par rapport au désir ?

Il y a un point très important que nous pouvons examiner, c’est le passage du besoin au désir. Le besoin se manifeste de manière périodique et implique la structure de l’habitude. Le corps fonctionne de manière très répétitive et avec régularité il impose des cycles de sommeil, de veille, de nourriture, de saisons. Il est possible de se servir de sa docilité pour imprimer dans le corps de nouvelles habitudes qui dès lors se manifesteront alors comme de nouveaux besoins, tout aussi impérieux que les besoins biologiques. C’est exactement ce qui se produit dans toutes les formes d’accoutumance. Le fumeur invétéré n’a pas seulement un désir de fumer, il a inscrit dans son corps un besoin de fumer. Il a habitué son corps à sa dose de nicotine, à sa dose de calmant pour états anxieux. Quand il ne peut pas fumer pendant deux ou trois heures, il ressent un véritable malaise dû au manque. Ce n’est pas la simple velléité d’un désir. Un sillon a été tracé par les habitudes dans la mémoire du corps ; le corps a pris l’habitude de répéter l’absorption du tabac. Immanquablement, il en résulte une désensibilisation. Il faut alors augmenter la dose pour obtenir le plaisir que l’on attend ce qui ne manque pas de etc. Un besoin artificiel a été créé qui est ressenti exactement comme les autres besoins. Le fumeur qui ne peut fumer se sent très mal, très nerveux, il se sent diminué dans son sentiment d’exister, comme il se sentirait diminué au cours d’un jeûne prolongé. Cela explique pourquoi le sevrage doit être progressif. Il doit remplacer les mauvaises habitudes par de bonnes habitudes, qui seront encore des habitudes. De même, la drogue, qu’elle soit légale ou illégale, devient un besoin pour ceux qui deviennent dépendants.
Il en est de même pour tous les comportements répétitifs, compulsifs, pour ces manies "dont on ne peut plus se passer "et qui relèvent d’une sorte de dépendance. Cela va du besoin compulsif d’acheter, au besoin compulsif d'aller au cinéma, de marcher etc. Tous ces comportements indiquent une répétition d’habitudes qui, d’elles-mêmes, de part leur propre inertie, engendre un besoin régulier qu'il devient nécessaire de satisfaire. Comme dans ce processus, ce qui est en cause,c’est la propension de la conscience à se procurer une satisfaction à travers une action répétée, il n’y a guère de limites à cette création d’un besoin et il peut prendre n’importe quelle forme : besoin compulsif de courir, d’écrire, de peindre, de faire du mal, de boire, d’assouvir sa sexualité etc. C’est d’ailleurs ce que la plupart d’entre nous nommons aussi nos " passions ".
Curieusement pourtant, le désir est entendu couramment comme la dimension de ce qui est superflu, - voyez la contradiction dans l'opinion commune - comme ce qui est artificiel et non pas naturel, il est alors opposé au nécessaire qui est la dimension du besoin. Nous voyons bien que cette opposition est insuffisante. Il y a un passage depuis l’ordre mental du désir, vers le plan vital du besoin. Le désir caractérise la conscience mentale.

Comment passe-t-on alors du besoin au désir ? Dans le langage de Hegel, cela revient à différencier le moi-naturel (celui du désir naturel) du moi-humain. Tant que la conscience en reste à la seule satisfaction de ses tendances, elle est enfermée dans le narcissisme du besoin. Elle est prisonnière du corps. Il n’y a que la conscience de l’individualité organique. Elle s’affirme certes, mais par une simple négation de son objet corrélatif. Je me pose face à l’objet, la pomme, et je la consomme et c’est ainsi que mon moi-vital se constitue. Cependant, en tant qu’être humain, je ne peux pas me contenter de la seule satisfaction de mes besoins. J’ai peut-être besoin d’un abri, mais je désire plutôt un palais qu’une cabane. J’ai besoin de manger, mais je désire une nourriture raffinée plutôt qu’une simple bout de pain. Où est la différence ? La réponse de Hegel a une certaine importance. Le moi ne désire pas tout seul, le moi désire par rapport à un autre moi. L’entrée en scène du désir est l’apparition de la conscience de l’autre et donc de la sociabilité. Le palais est désirable, parce qu’il contribue à ma fierté, au sentiment de mon importance devant l’autre. Il me permet d’être envié. Mieux, il me permet d’être moi-même désiré. La nourriture raffinée de même, prend tout son sens dans l’enthousiasme et les commentaires qu’elle va susciter, dans la convivialité qui est présente dans le cérémonial du repas. La nourriture raffinée joue le rôle de médiateur, pour le faire-valoir de chacun. Le désir implique la relation intersubjective du moi avec l’autre moi. En un mot : il y a dans le désir le plus simple une dimension qui est celle du désir de reconnaissance propre à l’ego. Ce que l’ego cherche, c’est à se faire valoir devant un autre moi. Le désir suppose une demande à l’égard de l’autre capable de nourrir le sentiment du moi. A travers ses désirs ce que le moi désire vraiment, davantage que l’objet qu’il recherche, c’est une reconnaissance de sa propre valeur. Le moi doute tellement de sa propre valeur qu’il veut se voir confirmé dans sa valeur par autrui : être enfin reconnu sous une forme flatteuse. En posant mon désir devant un autre, je ne suis plus rien, je deviens quelqu’un, je prends l’importance du propriétaire du palais, du cuisinier dont on fera l’éloge. Je ne suis plus un type quelconque, je me pavane en moto et tous les regards sont sur moi. Chacun de mes désirs peut être l’exhibition de ma fierté, de mon orgueil, peut me donner un sentiment de mon importance et de ma supériorité.

Cette analyse explique la valeur du luxe, du superflu qu’est l’artifice et le faire-voir. La reconnaissance se sert de l’artifice comme d’un faire-valoir. Qu’importe ce que vaut l’objet au fond. Ce que le moi cherche c’est à se faire-voir sous un jour qui soit le plus valorisant possible. Aussi est-il amené à désirer ce qui "en met plein la vue ", c’est-à-dire la représentation qui donne le plus de valeur. Cela explique pourquoi le désir s’écarte si loin du simple besoin. Nous ne désirons que rarement ce dont nous avons vraiment besoin. Ce que nous désirons est plutôt dans ce que nous nous représentons comme indispensable pour avoir une valeur devant autrui. Le gadget d’enfant que l’on montre à la récréation sert surtout à cela ! Il sert à aider le moi à pouvoir s’affirmer vis-à-vis des autres en exhibant un objet fétiche. L’objet du désir prend son sens dans la relation. Il renforce l’ego. Aussi, quand le moi perçoit comme nécessaire la satisfaction d’un désir, ce n’est évidemment pas du tout dans un sens biologique, mais purement mental. Je dis que j’ai « besoin » de cet objet, mais en fait, ce qui compte, ce n’est pas l’objet, c’est le sujet : pour me sentir davantage reconnu, pour me sentir un homme, ou pour me sentir davantage femme etc. Cette dimension mentale du désir est sa vraie marque distinctive d’avec le besoin.