09 février 2006

Elégie

Zurbaran San Lucas ante Cristo en la Cruz 1660
Tout communicateur s'étonnera, au Prado, d'un Christ en croix de Zurbaran, dont le périzonium, bizarrement fourré, cache mal l'impertinente érection. Un peintre est à ses pieds, les yeux extatiques et pétés: la main droite gratte le coeur; la gauche, porte la palette.

Ce tableau, pour peu qu'on prenne la peine de le saisir dans sa provocation immédiate, pourrait aisément être avancé comme emblème d'une communication picturale. Zurbaran en a logé le détonateur dans le pli, agissant plus discrètement que pour ses saintes. Sainte Casilde (Prado) est rejetée en arrière par le poids qui lui soulève la jupe; sainte Dorothée (Séville), sainte Rufine (Dublin), sainte Agathe (Montpellier) ou sainte Apolline (Louvre) peuvent, elles, sembler enceintes, mais l'épaisseur ne trompe personne.

Trop d'épaisseur précisément ! Le Crucifié du Prado, plus aérien, touche avec plus de légèreté à la zone muette!

L'interprétation ici n'a bien entendu rien à nous dire. Tout fétichisme de la chose réelle ne mène qu'à des sentiers rebattus. Inutile, par exemple, de nous rappeler lourdement que Jean de la Croix, au comble de l'extase, bandait lui aussi. Inutile encore de tourner analytiquement en rond autour des ficelles connues d'une libido homosexuelle (il est certes des éléments qui peuvent l'induire, tel ce froufrou panaché du même périzonium, à l'arrière-train, ou cette aine dénudée). Francisco de Zurbaran a la délicatesse de nous égarer. Pas donc de mystère refoulé sous ce grotesque rappel. L'instance refoulante est la première à rester sur le carreau (très abîmé, le coin inférieur droit du tableau ne permet pas d'établir à coup sûr l'érection parallèle de l'artiste). Je suis venu apporter le glaive...

Il ne reste, pour toute sensation, quand une phrase de l'Evangile ponctue si nettement une interprétation, que l'ardeur virile d'un sanglot, le hoquet jubilant d'un chant endeuillé...
qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de Votre éternité !
«Même la douleur qui se lamente, purement, à la forme consent» ou encore «Un monde naquit de la plainte, un monde où tout fut recréé.» Rilke, Elégie, IX

Même dans la souffrance, déclare Hegel, «le doux son de la plainte doit traverser et transformer les douleurs au point de donner à penser qu'il vaut la peine de souffrir ainsi pour entendre une plainte pareille. Tel est le rôle de la douce mélodie, du chant dans tout art» (G.W.F. Hegel, L'Idée du beau, trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier Montaigne, 1964, p. 115 in Marie-Claude Lambotte, p. 156).

«Cependant, est-il toujours besoin de payer un tel tribut à la souffrance, si ce n'est à la mélancolie, pour comprendre cette stratégie de défense et soumettre le désordre des affects à la réparation harmonieuse d'une instance réflexive ? L'art de vivre ne pourrait-il jouer à nouveau sur les cordes de la lyre d'Orphée avant même que pointe l'inquiétude ? «Les passions violentes, disait Mozart, ne doivent jamais être exprimées jusqu'à provoquer le dégoût ; même dans les situations horribles, la musique ne doit jamais blesser les oreilles et cesser d'être de la musique.» (Mozart, cité par Delacroix dans son Journal, Paris, Plon, 1980, p. 600).