30 mars 2006

Nous ne vivons que de contradictions et pour des contradictions, la vie est tragédie et lutte perpétuelle sans victoire et sans espoir...


Pont de Waterloo Temps Gris, Claude Monet, 1900.




Face aux ruines brûlantes de Carthage, prise et incendiée après trois ans de siège en -146, Scipion Emilien,Publius Cornelius Scipio Æmilianus Africanus minor"fondit en larmes, laissant voir qu'il pleurait sur l'ennemi. Puis il médita longuement en lui-même, ayant pris conscience qu'il faut qu'une puissance divine fasse traverser aux cités, aux peuples et aux royaumes, tous autant qu'ils sont, des mutations comparables à celles que connaissent les simples particuliers, et que tel fut le sort d'Ilion (..) tel aussi celui des Assyriens, des Mèdes et des Perses (...) et tel celui des Macédoniens (...). Tournant les yeux vers l'historien Polybe, il dit, soit à dessein, soit que ces vers {de l'Iliade, NB} lui eussent échappé :
Un jour viendra où la sainte Ilion aura vécu
EtPriam, et les guerriers de Priam à la bonne lance de frêne.
"Et comme Polybe l'interrogeait sans ambages (...) il ne se retint pas de prononcer clairement le nom de sa patrie pour laquelle, eu égard aux vicissitudes de la condition humaine, il éprouvait sans doute des craintes". Cette page d'Appien (95-165), qui arrive peu après la description saisissante des chars romains écrasant sous leurs roues dans les rues de la rivale vaincue hommes, femmes et enfants carthaginois, m'émeut étrangement. Et peu me chaut ce qu'il doit à Polybe (dont le texte est à peu près perdu...) ou en quoi il diffère de Diodore, Appien, qui écrit sous les Antonins, au temps de la plus grande puissance romaine alors présumée éternelle, Appien, donc, me montre le Romain victorieux voyant au-delà de l'évidence, l'évidence du triomphe définitif sur la cité rivale et de l'inéluctable hégémonie de Rome sur le monde connu -- ce que voit Scipion Emilien, c'est la mort de ce qui naît en ce jour sur le sol africain.

Cette Carthage qu'il fallait détruire, selon le vœu obsessionnel du vieux Caton, et qui le fut avec une impitoyable efficacité, qu'en reste-t-il pour nous ? Le cliché d'Hannibal traversant les Alpes avec ses éléphants ? La somptueuse et surchargée, à l'outré décor oriental, Salammbô de Flaubert ? Le film baroque et grandiose de Giovanni Pastrone Cabiria (1914) dont les flamboyants intertitres sont de Gabriele d'Annunzio, et qui est, juste avant Birth of a nation et Intolerance de Griffith, le premier vrai chef d'œuvre du cinématographe ? Mais de la réelle Carthage, dont il ne demeure que quelques vestiges archéologiques, vides de sens sans contexte écrit, et quelques inscriptions, et surtout une histoire tout entière narrée par ses ennemis, que peut-on savoir ?