27 mars 2006

La gioia più grande è quella che non era attesa...


Children's Games, Pieter Bruegel the Elder, 1559-60



Le premier mot des Fleurs du mal est sottise, le dernier nouveau. Entre la sottise qui nous " travaille " et le fond nouveau de l'Inconnu qui nous appelle, le poète et le lecteur son semblable voyagent, martyrs d'un chemin mauvais, au travers de la condition humaine telle que le corps et l'esprit l'éprouvent. Dans le premier poème, Bénédiction, le poète " apparaît dans ce monde ennuyé ", à la fin du dernier il en sort : " (…) levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie. "Pour évoquer les ciels bas, les chutes ou les horizons rédempteurs de ce trajet, Baudelaire a utilisé le vocabulaire qu'un demi-siècle de poésie de la douleur lui avait préparé. Mais, analyste moderne, il a différencié le sens de ces mots que Chateaubriand, Petrus Borel ou Musset avaient répandus dans le Romantisme.
Le mot spleen était connu du XVIIIe siècle, assez nouveau cependant pour que Diderot joue à le définir. Puis le petit Romantisme en abusa. Mais la chronologie de notre culture ne s'harmonisant pas toujours avec l'histoire de la langue, ce mot paraît pour nous dater de Baudelaire : nous disons facilement le spleen baudelairien.
Ce monosyllabe insolite ne s'est jamais parfaitement acclimaté dans notre lexique. Baudelaire lui-même ne l'emploie jamais à l'intérieur d'un vers. Pour un Français du XIXe siècle, il avait en fait deux origines : l'une étymologique, l'autre géographique. Issu du mot grec qui désignait la rate, il situait un dérèglement organique, et c'est en ce sens que la médecine des humeurs l'employait : on connaissait au XVIe siècle une melancolia splenica. Mais on n'oserait affirmer que ceux qui usaient du mot autour de 1830 avaient tous à l'esprit ce sens étymologique et savant. On n'oublia jamais en revanche sa seconde origine. Tout au long du siècle le mot reste accompagné du qualificatif qui rappelle sa provenance et sa singularité. Dans les journaux comme dans les poèmes, on disait couramment : le spleen anglais. Tel le jeune Théophile Gautier dans une strophe quelque peu baudelairienne d'Après le bal :
" O Temps ! que nous voulons tuer et qui nous tues,
Vieux porte-faux, pourquoi vas-tu traînant le pied
D'un pas lourd et boîteux, comme vont les tortues
Quand sur nos fronts blêmis le spleen anglais s'assied ?
Flaubert, romancier de l'ennui exactement contemporain du poète de l'ennui, évite spleen ; s'il se le permet, c'est en le soulignant, et dans une lettre à une amie qui réside en Angleterre.Le mot apportait avec lui le climat que l'on prête à ce pays : de la neige, de la pluie, de la boue, un brouillard chargé de charbon et qui colle à la peau. Il retrouvait ainsi une connotation organique en accord avec son étymologie oubliée. Mais les ciels bas et les brouillards suscitent des distractions cruelles, et le spleen a désigné, en même temps que son décor météorologique, l'ennui inquiétant des Anglais.
Jugeant les caricatures de Hogarth ou racontant un Pierrot féroce, Baudelaire diagnostique en eux la manière " du pays du spleen ", des " royaumes brumeux du spleen ". Dans l'espace littéraire, les ciels, les rues et les solitudes des vieilles capitales se ressemblent, et l'on a pu passer d'un authentique spleen de Londres à un poétique speen de Paris.On joua vite du décor et de la chose. Le grand Romantisme se moqua du petit. Dès 1829 Musset présente ainsi Mardoche : " (…) A peine / Le spleen le prenait-il quatre fois la semaine. "Vigny a représenté les blue devils comme de très réels diablotins qui, dans ses jours de spleen, découpent le crâne de Stellio, en suivant le contour des bosses à la mode. Les Misérables sont contemporains des Fleurs du mal, mais le cœur de l'action se situe en 1832 et Hugo - peu porté, il est vrai, à l'ennui de son naturel - a placé plusieurs fois spleen dans son roman, mais c'est avec détachement ; Gantaire le fait cascader dans une suite de synonymes : " Oui, j'ai le spleen, compliqué de mélancolie, avec la nostalgie, plus l'hypocondrie, et je bisque, et je rage, et je bâille, et je m'ennuie, et je m'assomme, et je m'embête ! "Baudelaire a conservé ce mot dont on se moquait. Il n'en ignorait pas l'âge, puisqu'il a groupé les quatre " Spleen " dans la dernière partie de Spleen et idéal, c'est-à-dire parmi des morceaux qui ressemblent à des gravures romantiques.
Et l'on s'aperçoit vite qu'il n'a dédaigné aucun des ingrédients de cet ennui d'accessoiriste. Mais ce décor emprunté est renouvelé selon le principe des Correspondances : les images qui l'amplifient transposent des batailles intérieures, les secrets d'un triste cerveau, la richesse impuissante d'un roi saturé. Les confidences continues des lettres à Mme Aupick attestent la réalité de ce combat de l'Angoisse et de l'Espérance emprisonnée. Le second de ces " Spleens " commence par un vers si éclatant qu'on en oublierait qu'il doit exprimer l'accablement. " J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
" Ce poème est celui où l'on peut le mieux apprécier comment Baudelaire à la fois utilise, interprète et transforme le thème qu'il a reçu. Cimetière, pyramide, fosse, caveau, Sahara d'au-delà des cartes : ces lieux vides, ou encombrés seulement de morts et de désordre, représentent la funèbre vaporisation du moi, qui est la pire des œuvres de Satan le chimiste. Et la neige y devient du temps. Mais, entre le cimetière et la neige, une image inattendue s'élève : aux lieux horribles et conventionnels se substitue le vide moderne d'un boudoir, venu d'un XVIIIe siècle qui renaissait. Les objets abandonnés et le flacon débouché signifient encore la vaporisation et l'absence, mais le spleen est cette fois acclimaté :
" Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où git tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché. "
Jules Laforgue, parce qu'il en souffrait dans son corps, appellera spleen son ennui et continuera d'en moderniser les images :
" La rouille ronge en leurs spleens kilométriques
Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe. "
C'est sur l'ennui que Baudelaire a le plus fermement posé sa marque. L'expression littéraire de ce mal datait pour le moins de Sénèque, qui savait que l'amertume du cœur peut conduire au suicide et qu'elle résiste même au voyage puisque dans sa fuite on n'emporte jamais que soi : Tecum fugis. Pascal avait donné de l'ennui l'image, presque l'allégorie, d'une puissance autonome et venimeuse : " (…) l'ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur où il a des racines naturelles et de remplir l'esprit de son venin. "
A partir de Chateaubriand le mot fut partout, au point que le vrai René fut encombré de ses disciples, qu'il traite de " grimauds sortant du collège ". Comment savoir que parmi ces grimauds l'un se nommait Gustave Flaubert et l'autre Charles Baudelaire ?Mais l'ennui n'était pas alors un sentiment coupable. Il apportait avec lui la noblesse des âmes que le malheur sélectionne. Et peut-être venait-il du Ciel ? René disait : " Nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du cœur : nous tenions cela de Dieu ou de notre mère. " Effet d'une insatisfaction dont nous ne sommes pas responsables, l'ennui n'est que l'envers d'un instinct essentiel : " Je cherche seulement un bien inconnu, dont l'instinct me poursuit ". Périodiquement ressuscités, les mots de René couvrirent un demi-siècle, jusqu'à ce que les Mémoires d'Outre-tombe les fassent entendre encore une fois et racontent une vie dont la mobilité et les renoncements ostentatoires semblaient vérifier le récit fictif : " C'est dans les bois de Combourg (…) que j'ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j'ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. "Baudelaire s'est penché sur le réseau hétérogène de l'ennui romantique, et il en a isolé le filon maléfique. Il l'a vu se dessiner comme un monstre hurlant avec les autres bêtes fauves du cœur. La nouveauté du prologue des Fleurs du mal est d'avoir déclaré que l'Ennui est un Vice.
Le goût sournois de la destruction n'est plus ce rêve fou que Gautier réservait à " l'ennui des vieux Césars " ; il est l'instinct de chacun. Le signe de l'élection divine est devenu celui de l'élection satanique. L'Ennui est le théâtre du sadisme. Il faut à ce rituel des espaces fantastiques : haute cage d'escalier où vole en éclats la cargaison décolorée du mauvais vitrier, chambres d'amour ensanglantées pour les " sens par l'ennui mordus ", ou déserts irréels connus de Satan :
" Il me conduit ainsi loin du regard de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des plaines de l'Ennui profondes et désertes. "
Ces " plaines " furent même d'abord des " steppes de l'Ennui ". Il arrive à Baudelaire d'employer le mot dans une acception moins agressive, plus proche de la signification antérieure, mais il désigne toujours un état de torpeur négative. L'ennui étouffe même la mélancolie.S'il en a prélevé les composantes les plus noires, Baudelaire n'a pas pour autant anéanti la mélancolie romantique. Il en a saisi et fécondé le contenu positif. En effet si le spleen et l'ennui sont des états sombres et négatifs parce que l'espérance n'y a plus de place, la mélancolie s'éclaire des rémanences d'un bonheur approché et perdu, dont la pensée ne peut se détacher. L'objet se trouve seulement trop loin, au bout des regards, comme dans un tableau de C.D. Friedrich. La mélancolie est plutôt la douleur d'une distance que d'une absence.Aussi la mélancolie est-elle à la source du plus bandelairien des thèmes, celui de l'appel : " Quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement sur cette terre même, d'un paradis révélé. "
Le mot est fréquent dans l'œuvre critique de Baudelaire parce que c'est à leur faculté de mélancolie - appelée aussi spiritualité - qu'il juge les artistes. On connaît ses déclarations répétées sur Edgar Poe et sur Delacroix, dont les femmes " portent dans leurs yeux un secret douloureux ", que Victor Hugo ne voyait pas. Quant à son Beau, ardent et triste, il a pour image le Satan mélancolique de Milton, qui rôde autour d'un paradis dont il n'est plus.Plaintif est l'épithète qui revient pour exprimer cet appel mélancolique des âmes ou des symboles : plaintifs les pastels oubliés, plaintifs les yeux mortels, dérisoires miroirs de la pure lumière, plaintifs les cris qui rappelleront peut-être le vert paradis, plaintives la poésie de Poe, et les mélodies de Weber, et les couleurs de Delacroix.
Baudelaire libérait ainsi la mélancolie des tristesses individuelles auxquelles elle paraissait asservie ; il en a fait le cri orchestral des " phares " et des exilés. Les appels sont multipliés par mille : mille labyrinthes, mille sentinelles, mille porte-voix. Il en est de même pour les larmes. Poète des destinées, Baudelaire considère toujours les larmes dans leur somme, dans leur volume total : larmes d'Andromaque au bord du " Simoïs menteur qui par ses pleurs grandit ", larmes des " petites vieilles " :
" Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes (…)
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs "
ou larmes confluentes de Lesbos :
" Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge
Et condamner ton front pâli dans les travaux,
Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge
De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux ? "
L'auteur des Fleurs du mal a codifié les catégories diffuses de l'ennui romantique. Des sentiments et des mots qui auraient pu être de convention, il a extrait des façons modernes d'être et de souffrir. Perception organique de l'ennui, le spleen s'est accordé avec la part nouvelle que ce poète souffrant donnait au corps. Vice manœuvré par le Démon, l'Ennui apporte la preuve expérimentale du principe des deux postulations. Soustraire aux situations anecdotiques la mélancolie oriente vers un Ciel les supplications convergentes des " cerveux congénéères ". Ainsi redéfinis, le spleen, l'Ennui, la mélancolie ajoutent aux visages de la Douleur, qui est l'un des mots les plus reparaissants des Fleurs du mal. Baudelaire est le plus grand poète de la Douleur, de la Douleur toujours recommencée.