29 mars 2006

Paresse : habitude prise de se reposer avant la fatigue. (Jules Renard)


El Sueño de la razon Produce Monstros, Francisco Goya, 1798.





On sait la fréquence et la gravité de la maladie appelée dépression dans le monde contemporain, on sait avec quelle rapidité, chez les jeunes surtout, elle peut conduire au suicide. On sait d’autre part l’importance que les plus fins psychologues parmi les philosophes, Nietzsche, Scheler, Klages, Thibon ont attaché à la notion de ressentiment: cette vengeance différée accompagnée de tristesse qui incite à dénigrer les plus haute valeurs et à transformer les causes d’admiration en causes de dégoût ou de mépris. Les psychiatres s’intéressent aussi désormais à une nouvelle variante de la dépression: le désarroi.

Voilà autant de raisons de redécouvrir cette morosité voleuse de vie (life-robbing dreariness, comme dit J. Novone), cette tristesse que dans la spiritualité chrétienne classique on appelait l’acedia, laquelle fait partie de la liste des sept péchés capitaux de Saint Grégoire le Grand (c. 540-604).

Le théologien Michel Labourdette regrette que, dans la liste révisée des péchés capitaux, elle ait été remplacée par la notion beaucoup plus faible de paresse. Il voit dans cette substitution le signe d’une chute du plan théologal au plan moral.

On peut dire du ressentiment qu’il est engendré par le dépit de ne pouvoir s’élever jusqu’à l’être ou au principe supérieurs proposés à notre admiration. L’acedia est engendrée par le même dépit mais à propos de Dieu lui-même, source de la force qui permet de s’élever jusqu’à lui. (Vu sous cet angle, le ressentiment apparaît comme l’acedia s’appliquant aux grandes valeurs ayant survécu à la mort de Dieu.)

«Tristesse ou dégoût des choses divines dans nos rapports avec elles», dit Michel Labourdette. «C'est, ajoute-t-il, un vice subtil, de soi grave, mortel, quoique se prêtant spécialement à des mouvements imparfaits qui ne dépassent pas le véniel.»

Voici les principaux passages consacrés à l’acedia dans la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, Question 35:«L'acédie, selon S. Jean Damascène, est "une tristesse accablante" qui produit dans l'esprit de l'homme une dépression telle qu'il n'a plus envie de rien faire, à la manière de ces choses qui, étant acides, sont, de surcroît, froides (et inertes). Et c'est pourquoi l'acédie implique un certain dégoût de l'action. C'est ce que démontre la Glose commentant le Psaume (107, 18): "Ils avaient toute nourriture en horreur." Certains la définissent comme "une torpeur de l'esprit qui ne peut entreprendre le bien". Une telle tristesse est toujours mauvaise, parfois en elle-même, parfois en ses effets. Est mauvaise en elle-même la tristesse qui provient d'un mal apparent et d'un bien véritable; à l'inverse, est mauvaise la délectation d'un bien apparent et d'un mal véritable. Donc, puisque le bien spirituel est un vrai bien, la tristesse qui provient d'un bien spirituel est mauvaise en elle-même. Quant à la tristesse qui provient d'un mal véritable, elle est mauvaise dans ses effets lorsqu'elle accable l'homme au point de l'empêcher totalement de bien agir.
Aussi l'Apôtre (2 Co 2, 7) ne veut-il pas que celui qui fait pénitence "sombre dans une tristesse excessive" à la vue de son péché. Donc, parce que l'acédie, comme nous l'envisageons ici, est une tristesse provenant d'un bien spirituel, elle est doublement mauvaise: en elle-même et dans ses effets. Et c'est pourquoi l'acédie est un péché, car, nous l'avons montré, ce qui est mauvais dans les mouvements de l'appétit est un péché. […]»[...]«S. Grégoire a désigné les filles de l'acédie comme il le fallait. En effet, selon le Philosophe, "personne ne peut rester longtemps sans plaisir, en compagnie de la tristesse". C'est pourquoi la tristesse a nécessairement deux résultats: elle conduit l'homme à s'écarter de ce qui l'attriste; et elle le fait passer à d'autres activités où il trouve son plaisir. De même, ceux qui ne peuvent goûter les joies spirituelles se portent vers les joies corporelles, selon Aristote. Dans ce mouvement de fuite par rapport à la tristesse, se remarque le processus suivant: d'abord, l'homme fuit les choses qui l'attristent; ensuite il combat ce qui lui apporte de la tristesse. Or, les biens spirituels dont l'acédie s'attriste sont la fin et les moyens qui regardent la fin.
On fuit la fin par le désespoir. On fuit les biens ordonnés à la fin, s'il s'agit de biens difficiles appartenant à la voie des conseils, par la pusillanimité; s'il s'agit de biens qui relèvent de la justice commune, on les fuit par la torpeur à l'égard des préceptes. Le combat contre les biens spirituels attristants est parfois mené contre les hommes qui les proposent, et c'est alors la rancune; parfois, le combat s'étend aux biens spirituels eux-mêmes, ce qui conduit à les détester, et c'est alors la malice proprement dite. Enfin, lorsqu'en raison de la tristesse causée par les biens spirituels, on se porte vers les choses extérieures qui procurent du plaisir, la fille de l'acédie est alors l'évasion vers les choses défendues.»