20 mai 2006

Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l'idéologie politique...

Bulles de Savon, Jean-Baptiste-Siméon Chardin, 1734.




Un " mystique ", convaincu que la " philosophie de Spinoza était celle que Marx n’avait pas su ou voulu écrire lui-même ", un " métaphysicien critique de la métaphysique ", un philosophe du " rejet ", du " déjet ", du " discord ", " croyant " aux rapports de production comme on croit au " dieu noir de la mélancolie, de la scission et de la nuit "... Ce " portrait lecture " de Louis Althusser, proposé l’autre soir à l’espace " Regards " par Pierre Macherey, ex-élève du " maître " avec qui il cosigna Lire le Capital, a pu apparaître à certains comme une provocation - une " immense provocation " même -, pour reprendre une expression qui fit date. D’autant qu’à l’art du contre-pied à usage des dogmatiques de tous bords (où Althusser lui-même excellait), l’auteur d’Histoire de dinosaure ajoute le laconisme parfois tranchant du " discord ", justement, si rare en ces temps de " consensus " et de " commémorations " creuses. Travail de, et au miroir ? Peut-être, mais si peu : tout a changé ou presque depuis trente ans - " à l’époque, nous étions dans toutes sortes d’urgences, aujourd’hui, l’histoire est en panne ; quand on est dans un train arrêté en rase campagne, on se met à réfléchir autrement... " - et il reste, selon Macherey, à relire Althusser (ou Spinoza, ou n’importe quel autre philosophe), non pour ce qu’il a pu penser dans son époque - " je m’en fiche ! " -, mais pour " penser avec, aujourd’hui ".

Tout le contraire, donc, d’un " retour vers le passé ", ou d’une canonisation d’écritures vouées à la pure exégèse. L’Althusser " avec qui penser " aujourd’hui serait donc peut-être celui qui était " obsédé " par les deux " lacunes " qu’il décelait chez Marx : sa théorie ne disposait pas de la philosophie dont elle avait besoin ; et elle n’appréhendait pas la façon dont " l’idéologie " intervient dans le développement des rapports de production et dans la lutte des classes. Or, sans " théorie de l’idéologie ", impossible de " faire de la politique ", et si l’on en fait quand même, " on voit où ça mène ! ". En jeu, donc, une " philosophie de la praxis ", et, très précisément, le fameux Verum est factum (" le vrai, c’est ce que l’on fait ") de Vico, qui fut au cour de la polémique qui opposa jadis Louis Althusser à John Lewis, le second défendant " un matérialisme humaniste centré sur l’idée que l’homme fait (son) histoire ", alors que le premier objectait : " L’histoire est aussi difficile à connaître que la nature, que dis-je, peut-être même plus difficile à connaître. Pourquoi ? Parce que les " masses " n’ont pas avec l’histoire le même rapport pratique direct qu’elles ont avec la nature (dans le travail de production), parce qu’elles sont toujours séparées de l’histoire par l’illusion de la connaître. (...) En histoire, comme dans la nature, l’homme ne connaît que ce qui est, et non ce qu’il " fait ".

En d’autres termes, s’il existe un " matérialisme du faire ", c’est bien dans le cadre préalablement défini par un " matérialisme de l’être ". D’où la proposition - célèbre - de " l’antihumanisme théorique ", que l’on peut comprendre, selon Macherey, comme l’impossibilité de détacher complètement l’ordre humain de l’ordre du monde. Et qui ne saurait non plus être saisie vraiment hors de la manière dont l’auteur de Pour Marx a noué, dans sa réflexion, psychanalyse et politique. Althusser n’a-t-il pas perçu, dans la première, d’abord une " antipsychologie ", qui permette d’évacuer l’illusion d’un " sujet " accordé à lui-même, et qui révèle, du même coup, qu’il n’y a de sujet que " fondamentalement divisé, absent à soi et en manque d’être, tout à l’opposé de la plénitude positive " dont on le crédite ordinairement ? Dès lors, n’est-ce pas la psychanalyse qui lui aurait " servi de guide ", en vue de " relire " la philosophie, mais aussi l’histoire et la politique, un peu sur le mode d’une " théologie négative ", approche ou écoute de ce " rien de l’être ", de la faille qui en révèle indirectement l’essence profonde ? Dans cette hypothèse, l’homme individuel et collectif est " l’être de méconnaissance " qui, par définition, structurellement, et non par mauvaise volonté, " ne sait pas ce qu’il fait ", tout ce qu’il peut espérer étant de parvenir à l’intelligence du fait qu’il ne le peut pas. Verum non est factum, donc.
Voici donc l’homme " séparé de lui-même " et les hommes les uns des autres, ce qui renvoit à cette proposition de l’Éthique de Spinoza : " Les individus peuvent discorder entre eux en nature dans la mesure où ils sont affligés d’affects qui sont des passions, et dans cette mesure, un seul et même individu est sujet et variation et inconstant ". Pour Macherey, si l’on peut donc suivre la " critique " de la conception althussérienne de la " coupure " constitutive de " la théorie ", il ne faudrait pas, pour autant, passer sous silence ce qu’était son objectif fondamental : " doter le marxisme d’une philosophie qui lui soit propre " (et qui ne soit pas seulement " la philosophie des autres ", celle de Hegel par exemple), son désir, peut-être " inapproprié ou dérisoire ", étant de " donner au marxisme la "métaphysique" qu’à ses yeux, il méritait ". Approche iconoclaste ? Certains - on l’a dit - s’en sont tenus là. D’autres ont voulu en savoir un peu plus sur cette " métaphysique " critique dans laquelle le " sujet " et son âme ne disparaîtraient plus dans la vieille vision " automate " de la transformation sociale accomplie sous le seul empire de la nécessité. Macherey, pour ne pas conclure, a lancé, en forme d’énigme : " Il ne faut se sentir proche de rien. C’est le seul moyen d’arriver à comprendre un petit peu quelque chose "...