20 février 2006

La perception morcelée


La Venus del Espejo, Diego Velasquez, 1651



Percevoir veut dire pouvoir établir un contact avec le monde extérieur : dans ce que je vois il y a toujours une partie évidente et une partie inconnaissable, et la partie inconnaissable n’échappe pas à la perception : elle est là, tout en échappant à la pensée. Qu’est-ce que cette partie inconnaissable de l’objet perçu ? Toute perception est « doublée » par la pulsion, la sensation pure n’existe pas. Freud écrit en 1925, dans La dénégation : « il ne s’agit plus de savoir si quelque chose du perçu (une chose) doit être admis ou non dans le sujet, mais si quelque chose de présent dans le sujet comme représentation peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité). C’est comme on le voit, de nouveau une question de dehors et dedans. » Ce qui nous revient du dehors n’est rien d’autre que ce que nous avons rejeté dehors (Ausstossung) du dedans lors du refoulement primaire : la signification phallique de notre corps, notre identification au désir de l’Autre. Comment se défendre alors de la force pulsionnelle et anéantissante des objets sensibles, les objets qui nous reviennent du dehors, les objets de notre perception ? La pensée, produit du refoulement, grâce à l’enchaînement des mots qui produisent du sens, nous protège du « trop » pulsionnel de chaque sensation. Chaque phénomène, aux yeux de Kant, présente deux faces : il est objet d’expérience, « phénomène » et aussi « Chose en soi » (Ding an sich) inconnaissable. Dans toute perception, qui passe inévitablement par le langage, nous avons accès au « phénomène » et non à la « Chose en soi », la Chose pulsionnelle que nous avons rejetée et qui est pourtant là, présente dans tout objet perçu.Percevoir est un acte, grâce au refoulement qui est l’acte du sujet qui dit non à sa pulsion : pulsion toujours au service de l’Autre, pulsion qui anéantirait le sujet si elle était satisfaite.L’intentionnalité de la conscience dans l’acte de percevoir est une tentative d’ouverture à l’autre, mais comme dit Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible, « il faut que celui qui regarde ne soit pas lui-même étranger au monde qu’il regarde » : l’objet est encore, pour une bonne partie, le sujet dans la perception, ce qui veut dire qu’il y a un narcissisme fondamental dans toute vision. Merleau-Ponty a sûrement été séduit par le modèle du narcissisme de Freud : deux lèvres qui se baisent elles-mêmes, fantasme dans lequel toute répartition entre sujet et objet est abolie.Le narcissisme de Freud, commenté par Lacan dans le « stade du miroir » diffère du mythe de Narcisse tel qu’il est décrit dans les Métamorphoses d’Ovide. Le miroir lacanien est une sorte de re-mède orthopédique au morcellement du corps, tandis que le miroir pour Narcisse est l'origine du drame, ce qui cause sa mort. Quand Narcisse se reconnaît dans son image, il est pris par le désespoir, il n’y a pas la jubilation comme pour l’enfant devant le miroir. Le drame de Narcisse est le drame de l’« un », de l’« un » de son corps, de son corps unifié pour se faire objet du désir de l’Autre. Narcisse ne peut pas « se séparer » de lui-même et donc de l’Autre. L’acte de se frapper à la poitrine n’est rien d’autre que la tentative de se couper en deux, de vouloir détacher son être de son image. En revanche, l’enfant face au miroir est séparé de son image : autrement dit, le « je » ne fait pas partie de l’image reflétée, il est hors miroir. Heureusement, le sujet ne fait pas « un » avec son image, il est autre et il peut rencontrer l’autre. Narcisse est prisonnier de l’image au miroir et il ne peut que connaître un amour narcissique : sujet et image correspondent parfaitement, l’autre est toujours lui-même, le « un » du phallus de l’Autre (maternel) est entièrement réalisé. Si la tragédie de Narcisse est celle du corps unifié, celle du narcissisme c’est l’unité perdue : autrement dit, l’unification face au miroir est imaginaire, le corps reste décomposé en plusieurs pièces détachées qui cherchent irrémédiablement à se réunir : mais le sujet n’est pas son image, les deux ne font pas l’« un » du corps de Narcisse !Le sujet est divisé comme l’objet de sa perception : l’objet n’est jamais « un » comme le corps de Narcisse, il se donne toujours dans une incomplétude, dans une multiplicité d’états. Husserl au cours de la Sixième Recherche logique affirme que dans la perception, « L’objet n’est pas donné effectivement, c’est-à-dire qu’il n’est pas donné pleinement et intégralement tel qu’il est en lui-même » : ce qui se donne dans la perception ne peut être qu’incomplet, à cause de la multiplication infinie de renvois à d’autres donations possibles. Un même moment de la chose se manifeste à travers une multiplicité d’apparitions, d’« esquisses » (Abschattungen). Le monde des objets perçus est comme un miroir pour le sujet, mais heureusement il s’agit d’un « miroir lacanien » ; le sujet —grâce à l’action de la conscience, produit du refoulement— ne retrouve pas que soi-même, il y a de l’autre dans la perception, le sujet peut faire des relations, des comparaisons entre lui et les objets et entre les objets eux-mêmes : c’est un rapport à l’autre, aux autres, et non à l'Autre-Un, devant lequel on ne pourrait qu'être passif.Mais les choses (l’autre) n’agissent pas directement sur moi, leur action résulte de ma passivité : pouvoir être affecté par les choses. On voit bien maintenant la différence entre les deux formes de passivité : la passivité face à l’Autre-Un se distingue de l’autre passivité (être affecté par les choses), passivité qui se révèle finalement être une activité. Cette passivité-activité provoque l’action des choses sur moi ; mon corps, en tant que chair, comme dit Merleau-Ponty, est le seul corps physique qui ait le privilège de sentir une autre chose (un autre corps) que lui-même. (Aux yeux de Merleau-Ponty, le corps ne peut pas être considéré exclusivement comme un corps biologique, mais comme chair, c'est-à-dire ce qui est ontologiquement antérieur à la distinction entre objet sensible et sujet sentant.) Le corps passe ainsi de « se sentir soi-même » à « sentir l’autre », l’auto-affection rend possible l’hétéro-affection. On arrive toujours à percevoir « un peu » d’autre : comme devant le miroir, lorsqu’on voit toujours un autre, même si on croit voir soi-même. Ce qui nous sauve de l’engloutissement de l’Autre, c’est précisément ce malentendu, l’illusion à la place de la vérité. La vérité comporte toujours du danger : mais ce qui dans l’acte de percevoir parle du sujet, échappe enfin à ce dernier, qui reste, grâce au refoulement, ignorant de ce qu’il aurait du être pour satisfaire le désir de l’Autre. Nous ne sommes jamais dans la vérité : qu’en serait-il du sujet si le réel se donnait tel quel, si la conscience pouvait percer son mystère ? Finirait-il, le sujet, par se reconnaître en tant qu’objet du désir de l’Autre comme a fait Narcisse ? Les énigmes du monde renvoient à l'énigme du sujet ; le morcellement des « esquisses » dans la perception —le fait que l’objet perçu n’est pas un « tout » donné dans son évidence— et le morcellement du corps du sujet —le fait que le corps ne soit pas réellement une unité, mais seulement de façon imaginaire—, « protègent » de la vérité du réel, réel qui ramènerait —si ce réel pouvait être consciemment perçu et donc si on pouvait en dire quelque chose—, à l’expérience traumatique pour le sujet d’être le phallus de l’Autre. Si le monde était clairement et complètement perçu, cette objectivation massive nous écraserait. Dans le complexe de Nebenmensch de Freud, ce qui nous échappe du réel en face de nous est aussi ce qui nous échappe de nous même : le réel traumatique du refoulement originaire.La conscience constitue l’écran qui nous sépare du réel et qui nous introduit à la réalité, le monde tel qu’il est perçu. Chaque acte de conscience s’établit grâce à une base de données inconscientes qui produisent des effets psychiques : mon inconscient « travaille » quand je perçois un objet, mais de quelle façon travaille-t-il ? L’inconscient calcule, mais il ne pense pas. L’inconscient n’est pas fait de signifiants comme la conscience, mais de traces qui sont comme des « images mnésiques ». (Freud dans « Le refoulement » parle de « chaînes de pensées » tandis que dans « L’inconscient », écrit lui aussi en 1915, il parle de « trace acoustique » de « traces mnésiques » et même d’« images mnésiques ». Nous considérons le terme de « trace mnésique » plus approprié.) Ces images-traces opèrent de façon multiple mais toujours logique —bien évidemment, il s’agit d’une logique des paradoxes non aristotélicienne—, ce qui n’invalide pas le fameux adage de Lacan « l’inconscient est structuré comme un langage ». (Lacan dit dans le séminaire sur Le sinthome le 17 février 1976 : « comment savoir si l’inconscient est réel ou imaginaire ? ». Il paraît désormais qu’il exclue que l’inconscient soit d’ordre symbolique).Freud dans « L’inconscient » décrit la « représentation de chose » (Sachworstellung) dans l'in-conscient comme « l’investissement, sinon des images mnésiques directes de la chose, du moins des traces mnésiques plus éloignées et qui en dérivent. » La représentation inconsciente est la « représentation de chose » seule, tandis que la représentation consciente comprend la « représentation de chose plus la représentation de mot » (Wortworstellung) qui lui appartient. Mais comment la représentation consciente, peut-elle comprendre aussi « la représentation de chose » qui est refoulée, donc inconsciente ? Autrement dit, sous quelle forme la « représentation de chose » peut-elle affleurer à la conscience ? A suivre Freud dans l’Esquisse, la Chose (das Ding) —l’expulsion traumatique du refoulement primaire— liée au neurone a, est définie par contraste avec ses différents « prédicats » (Prädikat), situés dans le neurone b, variable. La représentation de la Chose freudienne correspond à la lettre a, trace, si nous suivons à la lettre Freud, de la Chose. En revanche, nous pouvons discerner par la série des lettres b, soit b1, b2, b3, bn, les différents prédicats des jugements ou des locutions (du latin loqui, « parler ») qui déterminent la singularité des différentes représentations imaginaires de la Chose : (a+b1)+(a+b2)+(a+b3)+(a+bn). Comme nous pouvons voir, a, ne se donne pas dans la chaîne de paroles b1+b2+b3+bn : au contraire, elle est « présente », indirectement, comme « autre chose » (Sachworstellung+Wortworstellung) dans (a+b1)+(a+b2)+ (a+b3)+(a+bn), sous forme de symbole (a n’est jamais seule mais toujours avec b). Certaines images stockées dans l’inconscient peuvent affleurer à la conscience et se transformer en symboles, comme par exemples, les images du rêve. Freud, dans la Traumdeutung, explique que le contenu du rêve se donne comme dans une écriture faite d’images (hiéroglyphiques), dont chaque signe est à traduire dans la langue des pensées du rêve, en tant que symbole (a+b1) en relation avec d’autres symboles (a+b2)+(a+b3)+(a+bn). Le symbole prend de la valeur en fonction des associations qu’il engendre et oriente par la suite tout jugement subjectif. Toute perception est contaminée par le symbole —qui contient en lui la puissance de la pulsion—, ainsi que toute mémoire consciente est faussée par le jugement produit par l’enchaînement des symboles issus de l’inconscient.Pour rendre consciente une chose, il faut en refouler une autre, tout signifiant implique forcément un signifié. L’acte de la parole cherche à établir un rapport entre le sens et le réel, comme s’il y avait une sorte d’harmonie, un accord entre la réalité et le réel. Mais le langage n’est pas l’entrelacs entre le sujet et la chose : c’est l’illusion de la science moderne —et d’une certaine philosophie aussi, comme la conception augustinienne du langage, selon laquelle le sens d’un mot est toujours lié à l’objet qu’il représente— de penser que les mots correspondent aux choses, que le langage dévoile complètement le monde. Le symbolique précèderait alors le réel, comme si le monde se disposait à partir du langage : par exemple, dans le principe de gravitation, les planètes sont placées dans l’univers selon les formulations de Newton, même sans qu’on puisse expliquer la raison. Newton ne donne aucune explication de la force d’attraction, il dit seulement que les effets observés peuvent être expliqués à partir de la loi F = k [(m*m_)/d_] sans assurer que cette force existe effectivement dans la nature. Le symbolique n’est pas le point d’union entre le sujet et le monde : la Chose (le réel) n’est pas dans où avec la parole, le mot est le meurtre de la Chose, dit Lacan avec Hegel. Réel et symbolique ne sont pas en accord entre eux : il s’agit d’un réel auquel les mots —et donc la pensée— n’ont pas droit d’accès : il est pénible, impossible dit Lacan, de supporter un réel qui ne peut pas se dire ! Pourtant le réel se montre. Cela ne veut pas dire qu’il soit visible tout court. Il y a un dedoublement du visible, dedoublement en une visibilité manifeste (la vision), et une visibilité secrète (le regard). « Puisque les choses et mon corps sont faits de la même étoffe, il faut que sa vision se fasse de quelque manière en elles, ou encore que leur visibilité manifeste se double en lui d’une visibilité secrète », écrit Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit. Cette visibilité secrète n’est pas une transcendence, n’est pas un au-delà du visible, mais c’est le visible même. Comment fair voir le visible dans le visible ? Le visible, en un certain sens, n’est pas un donné, mais un produit. Paul Klee disait que la peinture cherche à rendre visible le visible, on pourrait dire la même chose de la psychanalyse : elle ne va pas découvrir le secret, on ne cherche pas au-delà de ce qui est visible. Comme devant l’anamorphose, pour voir l’image, le sujet doit se déplacer, se mettre dans le bon angle. Remarquons l’importance du « point de vue » (le point de fuite) dans la peinture de la Renaissance. C’est dans les lois de la perspective que sujet et objet se rencontrent. L’exactitude de la représentation paraît être assurée dès lors que l’artiste respecte les lois de la perception, de l’anatomie, de la géométrie. Encore une fois on croit que le symbolique (avec ses lois) peut percer le réel. Lacan n’est pas un géomètre : il passe de la précision, la complétude, la fermeture géométrique, à l’incomplétude de la topologie. (Lacan passe de la sphère à l’asphère —noter le a—, une sphère qui n’est pas fermée car il n’y a pas d’intérieur et d’extérieur et divisée : pensons au cross-cap, une sphère coupée par une bande de Möbius.)La peinture n’est pas que du symbolique, bien sûr, mais aussi de l'imaginaire : comme la perspective géométrique cherche à représenter le monde dans une surface qui est le tableau, de même Lacan, avec le travail des nœuds, effectue des opérations dans les deux dimensions de l’imaginaire. Et nous « voyons » ces opérations… Le travail des nœuds vise au réel mais inclut l’imaginaire (l’imaginaire des nœuds n’a rien à voir avec la jubilation de la forme du stade du miroir). Les séries d'opérations éffectuées avec les nœuds impliquent toujours une contrainte : par exemple, compliquer un nœud avant de le dénouer —la même chose peut se passer en analyse : parfois il faut compliquer pour défaire— est une contrainte, c’est une contrainte réelle sur l’imaginaire. L’opération de réduction de la complexité des nœuds (selon la théorie de Reidermeister) est bien évidemment une opération imaginaire, mais qui permet en même temps une réduction de l’imaginaire. Le signifiant est désormais détrôné de sa position-maître vis à vis du réel. La conception de Lacan est sûrement proche de celle de Wittgenstein qui, à la fin du Tractatus, écrit : « Il y a sûrement de l’indicible. Il se montre, c’est la Mystique. » Mais à propos de la mystique, on peut envisager que le philosophe et le psychanalyste soient en désaccord : le nœud borroméen transforme le mystère du réel en problème à dénouer. On s'écarte alors d’une conception transcendante du réel : nous avons enfin une chance d'échapper à la métaphysique.