05 mars 2006

Anne de Clèves, Hans Holbein "Le Jeune", 1520

Le roman de Mme de Lafayette est, pour l'essentiel, l'histoire d'une âme, celle de Mme de Clèves, et cette histoire est, pour l'essentiel, pour ne pas dire exclusivement, celle de sa passion. C'est cette histoire que ce livre s'emploie à retracer presque pas à pas grâce à des explications suivies, choisies de manière à pouvoir en embrasser tout le cours. Si le très long épisode de la lettre de Mme de Thémines n'a pas donné lieu à une étude spécifique, il n'en a pas moins été très largement évoqué, principalement dans l'étude de l'épisode de l'aveu, et son importance essentielle a été soulignée avec insistance. Quant à l'entretien final entre Mme de Clèves et M. de Nemours, s'il a été évoqué à plusieurs reprises, il n'a pas fait l'objet, lui non plus, d'une étude particulière, car, malgré sa longueur, il ne semble apporter rien de vraiment nouveau, Mme de Clèves ne faisant qu'exposer à M. de Nemours les raisons de son refus de l'épouser, raisons que, pour l'essentiel, nous connaissons déjà.
On a beaucoup écrit sur La Princesse de Clèves: en effet, si les livres ne sont pas très nombreux , les articles sont innombrables. Mais personne ne s'est encore vaiment livré à ce qui, semble-t-il, devrait toujours constituer la première étape de toute démarche critique : l'analyse minutieuse du texte. Trop de critiques, il est vrai, se soucient moins d'éclairer les Oeuvres que de servir leur carrière en exprimant des points de vue qui ne paraissent nouveaux que parce qu'ils sont en grande partie arbitraires. On s'empresse ainsi de s'interroger sur la philosophie d'un auteur, sur les influences qu'il a subies, ou plutôt, si l'on veut être dans le vent, sur ce qu'il aurait dit sans le savoir, avant d'avoir vraiment regardé de près ce qu'il a effectivement écrit. Ou bien, selon une recette très répandue, beaucoup de critiques prétendent proposer un éclairage nouveau alors qu'ils se contentent d'isoler un aspect de l'oeuvre, en le montant arbitrairement en épingle. Au total la plupart des travaux semblent reposer sur des montages de citations plutôt que sur une étude précise et minutieuse du texte .
Il en est résulté que, sans parler des "lectures" arbitraires, voire extravagantes, de certains critiques modernes, La Princesse de Clèves a souvent donné lieu à des interprétations erronées, ou, en tout cas, simplistes qu'à l'occasion ce livre s'efforce de rectifier. C'est ainsi notamment qu'on a traditionnellement vu en Mme de Clèves une sorte d'héroïne de la sincérité, alors qu'une étude attentive du texte permet de montrer qu'elle fait souvent preuve de mauvaise foi, et même qu'il lui arrive de faire des déclarations mensongères ou à tout le moins semi-mensongères, et c'est particulièrement vrai, nous le verrons, dans la scène qui a pourtant le plus fait pour lui valoir sa réputation d'absolue sincérité : la scène de l'aveu. S'il perd ainsi son auréole, le personnage y gagne en vérité humaine.
Mais l'étude méticuleuse du texte ne permet pas seulement de rectifier des affirmations inexactes ou, à tout le moins, trop sommaires. Elle permet surtout, et elle seule, de mieux apprécier les qualités de Mme de Lafayette romancière, lesquelles ne peuvent apparaître qu'à un regard extrêmement attentif. En dépit de maladresses nombreuses mais qui, le plus souvent, ne prêtent guère à conséquence, Mme de Lafayette est une romancière d'une rare intelligence. Elle se montre tout d'abord particulièrement habile à créer des concours de circonstances qui mettent son personnage principal dans des situations totalement imprévues et l'exposent ainsi à laisser échapper des signes d'une passion qu'elle s'emploie à cacher dès sa naissance et alors qu'elle-même n'en est point consciente encore. L'épisode de la première rencontre de Mme de Clèves et de M. de Nemours est, de ce point de vue, particulièrement intéressant. Mme de Clèves, ne sachant pas que M. de Nemours est rentré à Paris, ne s'attend pas à le voir au bal; elle s'attend encore moins à danser avec lui sans qu'ils aient été présentés l'un à l'autre, ni, par conséquent, à ce qu'on lui demande d'avouer qu'elle l'a bien reconnu alors qu'elle ne l'avait jamais vu. Si elle avait pu prévoir une telle question, sans doute n'aurait-elle pas refusé d'admettre qu'elle l'avait bien reconnu. Mais Mme de Lafayette voulait que son héroïne refusât de l'admettre, et c'est même pour ce refus, qui est le premier signe de sa passion et qui sera suivi de beaucoup d'autres jusqu'au refus final d'épouser M. de Nemours, c'est pour ce refus que l'épisode du bal a été conçu. Mais, pour que ce refus soit possible, il faut d'abord que Mme de Clèves et de M. de Nemours puissent danser ensemble sans se connaître, et, pour ce faire, il faut que M. de Nemours arrive alors que le bal est déjà commencé, et que le roi, sans le nommer, dise à Mme Clèves de danser avec M. de Nemours; il faut ensuite que, dès la fin de la danse, le roi et les reines fassent venir les deux danseurs « sans leur donner le loisir de parler à personne ». On le voit, seule une étude très attentive de l'épisode permet de bien comprendre les intentions de la romancière et l'habileté avec laquelle elle les met en oeuvre.
Mais bien d'autres épisodes pourraient conduire aux mêmes conclusions et tout particulièrement l'épisode du portrait de Mme de Clèves dérobé par M. de Nemours. Là encore Mme de Clèves va être prise au dépourvu, car elle ne pouvait évidemment pas s'attendre à ce que M. de Nemours dérobât son portrait. Et là encore la romancière a dû régler les circonstances avec le plus grand soin, d'abord pour rendre le vol possible, et ensuite pour qu'il se déroulât exactement comme elle le souhaitait. Car il fallait que Mme de Clèves, et elle seule, vît M. de Nemours prendre le portrait en croyant n'être vu de personne; et il fallait aussi que M. de Nemours pût se rendre compte après coup que Mme de Clèves avait dû le voir. Mais cela n'est rendu possible que par un concours de circonstances assez complexe, la reine dauphine demandant à comparer le portrait que le peintre est en train de faire avec un autre portrait de Mme de Clèves, celle-ci demandant au peintre de faire une petite retouche à ce portrait, que le peintre remet ensuite sur la table qui est au pied du lit sur lequel est assise la reine dauphine, Mme de Clèves étant debout à côté d'elle, et dont les rideaux mal fermés permettent à Mme de Clèves de voir M. de Nemours prendre son portrait, la reine dauphine, elle, ne pouvant le voir mais remarquant le trouble de Mme de Clèves et lui demandant à voix haute ce qu'elle regarde, faisant ainsi se retourner M. de Nemours qui rencontre alors les yeux de Mme de Clèves attachés sur lui.
Quant à l'épisode de la lettre, s'il est si long et si complexe, et sans doute un peu trop complexe, c'est encore parce qu'il répond à des intentions très précises de la romancière. Elle veut que son héroïne découvre « toutes les horreurs » de la jalousie et qu'elle en reste convaincue, ainsi qu'elle le dira à M. de Nemours, que c'est le plus grand de tous les maux, et elle veut en même temps qu'elle donne invontairement à M. de Nemours des signes de sa passion plus clairs et plus forts que tous ceux qu'elle lui a déjà donnés, et cela, alors qu'elle vient justement, la veille même, de lui laisser voir ses sentiments à deux reprises, d'abord d'une manière positive, en montrant trop d'inquiétude lors de l'accident de M. de Nemours et ensuite d'une manière négative, en ne lui demandant pas de ses nouvelles, lorsqu'elle le revoit chez la reine peu de temps après. Ces deux signes contraires, et donc complémentaires, sont, de ce fait, particulièrement. éclairants. Or la même chose se reproduit, et de manière encore plus probante, le lendemain matin lorsque M. de Nemours se présente chez elle pour lui expliquer que la lettre de Mme de Thémines était adressée au vidame de Chartres, Mme de Clèves lui montrant d'abord beaucoup de froideur et changeant ensuite brusquement et totalement d'attitude dès qu'il l'a persuadée que la lettre ne le concernait pas.
L'épisode où M. de Clèves reproche à sa femme de ne pas avoir reçu M. de Nemours, épisode trop négligé par la critique, repose lui aussi sur un concours de circonstances (M. de Nemours se présente chez Mme de Clèves lorsque Mmes de Nevers et de Martigues en sortent, et celles-ci vont ensuite chez la reine dauphine et lui disent, en présence de M. de Clèves, qu'elles ont laissé Mme de Clèves seule avec M. de Nemours) qui permet à la romancière de faire tout d'abord connaître à M. de Clèves une crise de jalousie aussi violente que celle que sa femme a connue après la lecture de la lettre, et ensuite, car c'est là la principale raison d'être de cet épisode, de lui prouver que sa femme, dont il avait tant admiré la sincérité le jour de l'aveu, lui avait dit des choses inexactes.
Mais la même intelligence qui, à chaque étape du récit, fait imaginer à la romancière, en en réglant très soigneusement le déroulement, l'épisode qui lui permet le mieux de doser l'évolution des sentiments et des actions de ses personnages, cette intelligence lui fait aussi ménager avec une très grande habileté la progression des divers épisodes. C'est pourquoi, et c'est à quoi on s'est efforcé dans ce livre, il faut étudier chaque épisode en gardant le souvenir très précis de ceux qui l'ont précédé et en connaissant parfaitement ceux qui vont le suivre.
On le voit particulièrement bien à propos du célèbre épisode de l'aveu. Car, s'il a souvent, pour ne pas dire généralement, donné lieu à des commentaires approximatifs voire erronés, c'est - outre bien sûr le fait qu'on n'a pas toujours regardé d'assez près le texte de l'épisode lui-même - parce qu'on n'a pas assez tenu compte ni des épisodes qui précédaient ni de ceux qui suivaient. Si l'on s'était mieux souvenu des épisodes précédents, on se serait rendu compte, d'abord, que les raisons qui ont conduit Mme de Clèves à l'aveu, interdisent de célébrer celui-ci, ainsi qu'on le fait si souvent, comme un acte héroïque et comme le produit d'une vertu sublime, puisque Mme de Clèves s'est finalement résolue à avouer à son mari à la fois parce qu'elle s'est rendu compte qu'elle n'était absolument plus capable de cacher sa passion à M. de Nemours et parce qu'elle s'est convaincue que, loin de lui apporter le bonheur, l'abandon à la passion l'exposerait à d'horribles souffrances; on se serait rendu compte aussi que Mme de Clèves, que l'on présente si souvent comme l'incarnation même de la sincérité, y fait preuve de mauvaise foi et va même jusqu'à affirmer avec insistance et solennité des choses inexactes. Si l'on avait regardé ensuite de plus près les épidodes suivants et notamment celui où M. de Clèves reproche à sa femme de ne pas avoir reçu M. de Nemours, on se serait aperçu que cette mauvaise foi et ces affirmations inexactes vont avoir des conséquences précises et graves en amenant M. de Clèves à douter de la sincérité de sa femme, ce qui le conduira à faire suivre M. de Nemours, à être persuadé que sa femme l'a trompé et à en mourir de douleur. Au total, quand on lit le roman d'un oeil vraiment attentif, l'on se rend compte que l'épisode de l'aveu est bien davantage destiné à faire avancer l'action qu'à exalter le personnage de Mme de Clèves.
A défaut de dégager la signification ultime d'une Oeuvre que son auteur aurait sans doute été bien en peine de préciser elle-même, ou de définir la philosophie de Mme de Lafayette qui n'a probablement jamais songé à s'en donner vraiment une, ce livre voudrait du moins aider le lecteur à mieux percevoir l'art et l'habileté de la romancière, que seule une étude très attentive permet de mesurer pleinement.
La Carte du Tendre - gravure du 17ème siècle