27 janvier 2006

Mélancolie noire et Mélancolie douce

Il y a la «noire mélancolie» et la «douce mélancolie»; l'une est morbide, proche de la folie, et par nature, dramatique; l'autre est saine, statique, plutôt poétique ou romanesque. Pourquoi le même mot? c'est tout le problème. L'expression tautologique de «noire mélancolie» rappelle sa signification médicale: excès de bile noire et épaisse, d'où procèdent lourdeur et opacité, taciturnité et misanthropie. A cette définition de l'«humeur», héritée de Galien, la Renaissance ajoute tout un registre d'analogies: vieillesse, hiver, aquilon, élément terrestre, planète sèche et froide de Saturne, signe du Scorpion, qui renforcent l'empire d'un tempérament; elle en développe les connotations psychologiques: spéculations vaines, imagination visionnaire, angoisse du salut, horreur de la vie; elle lui ouvre ainsi le domaine littéraire. Mais jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la mélancolie reste liée aux vapeurs qui montent d'un sang chargé de bile, à l'engorgement des organes (hypocondres, rate ou «corps splénique») et à une sorte de fermentation en vase clos dont l'issue est souvent tragique: folie, crime, suicide, damnation. Telle est la maladie dont souffrent les «malcontents» de Shakespeare, les fous, les jaloux, les envieux du drame élizabéthain ou baroque, les hypocondres et les atrabilaires de Molière. Connue surtout par le théâtre, par les moeurs et par la médecine d'Angleterre, elle réapparaît en France au début du XVIIIe siècle sous le nom de maladie anglaise et bientôt de spleen.
Ses caractéristiques fondamentales restent les mêmes; Prévost classe la «mélancolie hypocondriaque» parmi les «maladies saturniennes», et le spleen parmi les affections de la rate (Manuel lexique, 1750, art. «maladies saturniennes» et «splénique»).
Le délire de Cleveland est «cette sorte de maladie qui est le plus mortel poison de l'âme parce que rien ne s'en répand au dehors et qu'elle s'enivre en quelques sorte en le dévorant tout entier» (Œuvres choisies de Prévost, éd. de 1810, V 386).
Du tempérament à la maladie, de l'obsession à la psychose, c'est le cycle traditionnel, proprement infernal, de la mélancolie. On retrouvera la vieille mythologie saturnienne dans le roman noir; les schémas de la médecine des humeurs persistent dans la psychophysiologie sensualiste. Quand Chateaubriand lui-même décrit «cette coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un coeur solitaire» (Le Génie du Christianisme, 2ème partie, III, 9, «Du vague des passions»), c'est encore la même tristesse insurmontable et morbide, le même cercle vicieux d'un mal qui s'empire lui-même, sous l'effet d'une volonté masochiste.

Tout autre est la mélancolie douce; elle provient, elle aussi, d'une «disposition des humeurs», mais tempérée, équilibrée; tristesse vague, plaisir de la solitude, inclination à la rêverie prennent ici une valeur positive qui annonce la création littéraire. L. Babb rappelle à juste titre qu'Aristote avait associé la mélancolie au génie (The Elizabethan malady, p. 59); les philosophes et les poètes de la Renaissance s'autorisent de cette illustre caution: élus sous le signe de Saturne, ils deviennent les prêtres de la divine Melancholia; c'est elle que nommeront Dürer, Milton, Blake, Keats, Thomson, Hugo. L'«étoile» implique encore une part de malédiction; le don de contemplation et de connaissance entraîne la solitude et la tristesse du mage; mais la mélancolie est désormais la compagne de la vérité; dans la poésie symboliste Spleen et Idéal seront inséparables.
Le prestige du mot a-t-il provoqué sa dévaluation? C'est probable. A côté de la mélancolie profonde apparaît la tristesse vague et agréable, et à côté de la vocation, la mode. Mais les poètes et les romanciers du moyen âge connaissaient déjà les plaisirs d'un coeur «pensif et mélancolieux», aussi bien que la rêverie et les caprices de l'amour. Tristesse vague, plaisir de la solitude et jouissance de soi apparaissent dès que la sensibilité et l'imagination prévalent sur la raison et sur l'action; la mélancolie douce est propre aux époques de transition et d'incertitude; elle est liée à l'amour courtois, au platonisme de la Renaissance, à la poésie baroque, au préromantisme, au romantisme. Non pas qu'il s'agisse toujours du même sentiment: la mélancolie agréable est un sentiment sans contenu, mais que son contexte modifie; elle peut être rêverie amoureuse, aspiration mystique, mal du siècle, inquiétude de l'adolescence, attitude élégiaque ou romanesque; elle n'est définissable que par sa signification. Et c'est pourquoi l'on ne saurait confondre la solitude de Saint-Amand et celle de Lamartine, la «douce mélancolie» de Chénier, «aimable mensongère», et la «Douleur» de Baudelaire; la mélancolie préromantique, qui est découverte de l'existence pure, inventaire du coeur ennuyé et «voluptueuse tristesse», n'est pas le «mal du siècle» ni la mélancolie byronienne. Mais ce que l'on retrouve derrière chacune de ces attitudes, c'est un état poétique, une recherche d'authenticité et de présence à soi, une démarche esthétique.

La mélancolie au sens technique du mot n'a connu qu'une seule valeur; la mélancolie littéraire en a d'innombrables. Le mot savant s'est imposé dans toute l'Europe, à l'époque classique, avec même forme et même signification; le mot courant s'accompagne, en chaque langue, de qualifications et d'analogiques qui reflètent l'histoire de la sensibilité. L'anglais distingue melancholia et melancholy, sweet melancholy, gloom; l'allemand possède, à côté de Melancholie, Schwermei, Schwermut, Wehmut, etc. qui peuvent désigner autant d'états poétiques distincts. La noire mélancolie est la même partout; la douce mélancolie est intraduisible d'un pays à l'autre, et sans doute d'un poète à l'autre.